Cette thèse remet en cause l’hypothèse, largement admise, de la dégradation des matériaux poreux par la pression de cristallisation des sels exercée dans les pores. C’est l’occasion de faire un peu l’histoire de cette hypothèse, d’entrer dans l’intimité de la croissance cristalline et d’un questionnement scientifique critique…
Julie, vous n’êtes pas une inconnue au LERM…
J.D : Et le LERM ne m’est pas inconnu non plus puisque j’y ai fait mon stage de licence dans la section chimie : excellent poste d’observation sur les activités d’un tel laboratoire. Ensuite j’ai travaillé quatre étés de suite en préparation des essais physiques… Des jobs saisonniers, donc, qui n’étaient pas sans rapport avec l’univers de ma formation.
Dans votre thèse vous remettez en cause l’explication de la dégradation des pierres par la pression de cristallisation exercée par les sels dans les pores du matériau. Qu’est-ce qui vous a amenée à douter de cette explication ?
L’action délétère des sels sur les roches est constatée depuis l’Antiquité… J’ai lu qu’Hérodote parlait déjà de l’agression des pyramides d’Egypte par les sels (Selincourt, 1972) ! Mais c’est pendant le 19e siècle que la cristallisation des sels est devenue une question scientifique.
Lavalle, en 1853, étudie la formation des cristaux en solution et émet l’hypothèse du développement d’une force liée à leur croissance.
C’est à partir de cette hypothèse et des travaux des successeurs de Lavalle que Correns et Steinborn montent, en 1949, un dispositif expérimental qui vérifie, selon eux, cette hypothèse et qui amène Correns à proposer une équation devenue célèbre qui relie la pression de cristallisation exercée par un cristal de sel au degré de sursaturation de la solution au sein de laquelle il croît. Cette perspective revient à admettre que la cristallisation des sels développe des forces mécaniques qui peuvent être supérieures à la résistance du matériau poreux considéré.
Le doute vient de la conjugaison de trois éléments discordants… D’abord, d’après l’équation de Correns, le chlorure de sodium devrait développer, lors de sa cristallisation, une pression bien supérieure à celle du sulfate de sodium ; c’est pourtant ce dernier qui est l’agent le plus «efficace» dans la dégradation des matériaux poreux.
Ensuite, un sel peut être délétère sous certaines conditions et non dans d’autres. Enfin, cette explication est en contradiction avec les principes des théories actuelles de la croissance cristalline.
Vous nous éclairez un peu sur cette théorie ?
La formation d’un cristal de sel est un modèle de croissance en solution. C’est un exemple de transition de phase. Une phase stable, le cristal croît au détriment d’une phase désordonnée, la solution. Le moteur de cette transition de phase est la différence de potentiel chimique entre les deux phases ; il s’agit en fait du phénomène où la solution est sursaturée (elle contient plus de soluté qu’elle ne peut normalement en dissoudre) par rapport au cristal.
Si cette différence de potentiel chimique est nulle, la solution est en équilibre, si elle est positive, la phase ayant le plus petit potentiel chimique croit au détriment de l’autre jusqu’au retour à l’équilibre.
Comment obtenez-vous cette sursaturation ?
Les façons les plus courantes de l’obtenir sont par variation de température et/ou par évaporation de la solution, car la solubilité d’une phase cristalline est fonction de la température et de la concentration. Pour mes travaux, j’ai utilisé l’évaporation car elle est plus proche des conditions que rencontrent les pierres et les roches.
Je crois que nous sommes maintenant prêts à voir croître le cristal !…
Oui… Le cristal croît par apport de matière à la surface de ses faces et cette croissance s’effectue par avancement des faces parallèlement à elles-mêmes. Ce qui est très intéressant, c’est que lorsque le cristal en croissance parvient en contact avec le solide qui le contraint, la cristallisation s’arrête. Il ne s’exerce donc pas de pression !
… Le cristal ne soulève donc pas le couvercle… Que se passe-t-il ?
En fait la face contrainte du cristal se dissout sous le couvercle, comme vous dites.
D’un point de vue thermodynamique, en effet, si l’on soumet un cristal à une contrainte, son potentiel chimique augmente. Pour ramener l’ensemble cristal – solution à l’équilibre, la face contrainte se dissout augmentant la concentration du film de solution interfacial qui se situe entre la charge et la surface du cristal en croissance.
Quel est alors l’effet de cette augmentation de concentration de ce film ?
Sa concentration étant sursaturée par rapport à celle de la solution environnante, il va y avoir diffusion du soluté vers celle-ci par gradient de concentration.
Devenant alors elle-même sursaturée par rapport aux faces non contraintes du cristal, ce sont donc ces faces qui vont croître jusqu’au retour à l’équilibre de l’ensemble.
C’est ce qu’on peut appeler la concurrence entre dissolution et cristallisation des cristaux croissants sous charge.
Que se passerait-il si l’on augmentait encore la sursaturation de la solution ?
C’est exactement la question que nous nous sommes posée… En fait, compte tenu de la grande solubilité des sels, la sursaturation critique est rapidement atteinte et de nombreux germes apparaissent dans la solution, ce qui fait chuter la concentration. Il y a donc une limite infranchissable à l’augmentation de la sursaturation.
Il est sans doute temps de résumer la contradiction entre théorie de la croissance cristalline et l’hypothèse de la pression de cristallisation…
Il ne faut pas imaginer la croissance cristalline en solution des sels dans les pores des matériaux sur le modèle de l’eau qui sont deux modèles différents.
Les sels croissent grâce au soluté présent dans la solution. L´application d´une contrainte sur les faces d´un cristal va augmenter leur solubilité, provocant leur dissolution (en effet, la sursaturation du film de solution nécessaire à compenser voire à dépasser cette augmentation est impossible car la sursaturation critique de la solution de ces sels, très solubles, est atteinte avant) suivie de la croissance des faces contraintes. Cette concurrence dissolution / croissance des cristaux sous charge, ainsi que la limite de l’augmentation de la sursaturation, rend impossible la pression de cristallisation.
Si l’explication de la dégradation des pierres par la pression de cristallisation est critiquée, quelles sont aujourd’hui les pistes renouvelées d’explication de l’action délétère des sels sur les matériaux pierreux ?
Les mécanismes évoqués dans la littérature pour expliquer la dégradation par les sels sont aujourd’hui :
– l’expansion thermique différentielle (sel / roche)
– l’expansion hygrique et hydrique différentielle
Ces phénomènes peuvent très probablement se combiner.
Enfin, des études récentes mettent en avant la cinétique de cristallisation des cristaux : elle semble être un facteur clef dans la compréhension des mécanismes d’altération
des matériaux de construction pas les sels.
Une dernière question se pose : comment Correns et Steinborn ont-ils pu valider l’hypothèse de la pression de cristallisation et même la quantifier?
Il serait trop long d’entrer dans le détail de leur dispositif expérimental… Disons que certains paramètres environnementaux (température, humidité) n’ont pas été contrôlés, ou ont même été négligés (vibrations, le fluage du cristal et son anisotropie de croissance), ce qui a pu fausser leurs résultats ou infléchir leurs interprétations.
Quant à l’équation de quantification de la pression de cristallisation, elle a été très critiquée du fait des valeurs irréalistes de sursaturation nécessaires à l’obtention de fortes pressions de cristallisation.