Sulfates et béton : la réaction sulfatique interne, entretien avec Loïc Divet

Loïc Divet est  adjoint au chef du département Matériaux et chef du groupe Comportement Physico-chimique et Durabilité des Matériaux au LCPC.

divetLes bétons n’aiment pas les sulfates, dites-vous, pouvez-vous nous raconter un peu l’histoire de la prise de conscience de cette incompatibilité ?
L’action des sulfates de chaux sur les mortiers avait déjà été signalée par Candlot… en 1887, lorsqu’il constata l’action des eaux séléniteuses sur les mortiers des fortifications parisiennes. Il s’agit ici d’une attaque sulfatique d’origine externe. Mais, la prise de conscience, en France, des risques que font courir au béton les réactions pathologiques d’origine interne remonte à la fin des années 70.

De nombreuses expertises d’ouvrages dégradés montrent la coexistence de l’alcali réaction et d’une réaction sulfatique. Jusqu’alors la recherche avait été centrée sur l’alcali-réaction ; mais, compte tenu de l’impact délétère de l’activité  sulfatique sur les bétons, on décide à partir des années 1990 de s’atteler à l’approfondissement de la connaissance de ses mécanismes. Si l’origine de la réaction alcali-silice est bien identifiée dans l’interaction entre les minéraux potentiellement réactifs et la matrice cimentaire, il en va autrement des réactions sulfatiques endogènes. La source sulfatique peut se trouver dans les constituants même du béton : soit des granulats riches en pyrites dont l’altération libère de l’acide sulfurique, soit une remobilisation des ions sulfates initialement présents dans la matrice.

A cette époque, la norme NF P 18-543 de 1994 indiquait une teneur en soufre total qui ne devait pas dépasser 1%, il s’agissait d’ailleurs d’un seuil relevé par rapport à la norme précédente. Les premiers travaux ont donc porté sur les granulats et l’oxydation de la pyrite notamment. Mais comme ce mécanisme n’explique pas tous les cas observés, à partir de 1999, le LCPC a lancé une première étude sur la réaction sulfatique interne, qui a fait l’objet entre autres de ma thèse. Puis, un important programme de recherche a été initié à partir de 2005 dans le cadre d’une opération pluriannuelle impliquant plusieurs laboratoires régionaux des ponts et chaussées ainsi que des partenaires extérieurs…
Cette opération visait deux objectifs majeurs : proposer des recommandations préventives et, en cas de pathologie déclarée, des recommandations de traitement et de réparation associées à une stratégie de maintenance.
Pouvez-vous nous dire comment ce programme, à la première partie duquel le Lerm a été associé, a abouti ?
Oui, nous le terminons : le guide technique Recommandations pour la prévention des désordres dus à la réaction sulfatique interne est paru en 2007 et les recommandations pour le traitement vont sortir dans les jours qui viennent, accompagnées d’une journée technique, le 21 décembre, sur le thème « Prévention, modélisation et réparation des ouvrages atteints de réaction sulfatique interne ».
Si l’on met de côté l’agression sulfatique externe ou l’oxydation des pyrites, quelle est la cause d’une réaction sulfatique interne ?
Le paramètre essentiel est la température pendant la phase de prise de la pâte de ciment. Les bétons concernés par cette température mal maîtrisée peuvent être les bétons préfabriqués en usine qui subissent un traitement thermique visant à accélérer le décoffrage et les bétons coulés en place en grande masse. La température, en effet dans ces derniers bétons, peut monter jusqu’à 90 °C puis rester au-dessus de 70 °C pendant plus de 10 jours. Si, lors de l’hydratation du ciment, on chauffe le gypse, qui est un sulfate de calcium présent dans les ciments comme retardateur de prise, au-delà de 65 °C, une partie des ions sulfates va échapper à la formation de l’ettringite primaire et restera en solution ou s’adsorbera sur les silicates de calcium hydratés. Du fait de la température se constitue donc une réserve de sulfates libres qui seront susceptibles d’être remobilisés après le durcissement du béton.

Quel est l’élément déclencheur de cette remobilisation ?
Le déclenchement de cette remobilisation des sulfates et de l’expansion consécutive est lié à un mouvement d’eau. Un béton tenu au sec peut rester indemne d’expansion. Comme l’adsorption des ions sulfates que je viens d’évoquer est réversible, une exposition aux intempéries, une immersion, un défaut de drainage mobilisent ces ions pour former une ettringite différée qui est susceptible de générer des gonflements du matériau.
Pouvez vous bien nous préciser la différence qu’il y a entre ettringite primaire et secondaire ?
Il n’y pas de différence de nature entre ces deux ettringites, mais une différence de « calendrier ». Il y a toujours de l’ettringite dans le béton, liée, nous l’avons vu, à la présence du gypse lors de l’hydratation. L’ettringite primaire contribue d’ailleurs au durcissement au très jeune âge mais, dans l’ambiance plastique du béton jeune, sa cristallisation n’est pas délétère. Il en va différemment de la cristallisation de l’ettringite différée, dont la formation a donc été retardée : elle a lieu dans le milieu solide qu’est devenu le béton durci  et sa cristallisation génère une expansion volumique qui est supérieure à la résistance en traction de la pâte ; cette pression interne se traduit en surface par un maillage, un faïençage, une fissuration semblable à ce que produit l’alcali-réaction.

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Vue du parement fissuré d’un élément en béton massif atteint d’une RSI.

Cela ne facilite pas le diagnostic…
Le diagnostic, en effet n’est pas si simple : les symptômes de l’alcali-réaction et de la réaction sulfatique interne sont voisins ; les deux réactions, de plus, peuvent être associées. Le diagnostic est aussi rendu délicat du fait que l’ettringite est un minéral qui se rencontre également toujours dans les bétons sains. Enfin, dans les bétons de masse, les carottages trop superficiels, ne permettent pas d’atteindre les zones internes du béton où la température d’hydratation a réellement été critique.
Dans ces conditions, la démarche du diagnostic s’appuie sur une approche qui prend également en compte la microstructure du matériau et la structure de l’ouvrage située, qui plus est, dans son environnement et son usage.Le diagnostic sur l’origine de la pathologie et le pronostic sur son évolution sont importants. La réaction sulfatique n’étant pas une pathologie virulente, elle laisse au gestionnaire de l’ouvrage atteint le temps de définir sa stratégie et ses priorités de maintenance en fonction des conclusions du diagnostic et du pronostic : sécurisation immédiate, ralentissement du phénomène, réparations… Le guide à paraître dont je viens de vous parler sera un outil utile de cette gestion.

 

Quel recul a-t-on pu prendre depuis la parution des recommandations de 2007  ?
Pour ce qui concerne la préfabrication, de nombreux travaux ont été menés au niveau international qui permettent de valider et de confirmer les critères retenus dans nos recommandations. Par contre, peu d’équipes ont travaillé sur des cycles thermiques simulant l’échauffement de bétons de pièces massives coulés en place. Ceci est vraisemblablement dû à la longueur des cycles thermiques qui mobilisent pendant plusieurs jours des enceintes climatiques. Nous avançons alors progressivement dans la connaissance de ce phénomène pour ce type d’échauffement et nos derniers résultats nous amènent à considérer qu’il faut être beaucoup plus sévère sur le choix des matériaux lorsque l’on est susceptible de dépasser une température de 65°C. Le groupe d’experts qui a été chargé de rédiger ces recommandations devrait se réunir à nouveau en 2011 pour les réactualiser.
Les recommandations et l’expérience doivent sans doute transformer une mauvaise habitude française qui consiste à employer des ciments trop nerveux pour réaliser des parties massives d’ouvrages et à vouloir construire trop rapidement peut être au détriment de la pérennité des structures.  On parle aujourd’hui des conséquences d’une élévation de température trop élevée vis-à-vis du risque de réaction sulfatique interne. Mais il ne faut pas oublier qu’un échauffement important a aussi des conséquences sur les résistances mécaniques à long terme du béton et sur le risque de fissuration dû à la différence de température entre le cœur et la surface du béton…