Les Bétons Fibrés à Ultra-hautes Performances

Entretien avec Jacques Resplendino, Directeur régional Sud-est de SETEC TPI

Avant d’entrer dans l’histoire des BFUP, pouvez-vous nous donner une définition de ce matériau ?
Les bétons fibrés à ultra-hautes performances sont des bétons dont la résistance caractéristique à la compression est supérieure à 150 MPa et dont la résistance caractéristique en traction directe est supérieure à 7 MPa.

Ces bétons sont additionnés de fibres métalliques, en vue d’obtenir un comportement ductile en compression et en traction et de s’affranchir de l’usage de cages d’armatures passives traditionnelles. Leur composition et leur fort dosage en liant leur procurent une grande compacité qui leur garantit une exceptionnelle durabilité.
Quels sont les principes de base sur lesquels repose la conception des BFUP ?

Les bétons ordinaires présentent  un rapport eau sur liant de l’ordre de 0,4 à 0,6. Pour obtenir un béton à haute performance, ce rapport descend en dessous de 0,4. Ce seuil ne peut être atteint que par l’ajout de superplastifiant qui permet la dispersion du liant. Dans ces bétons, on utilise généralement des fumées de silice qui permettent un resserrement du fuseau granulaire.
Pour obtenir un BFUP, on diminue encore le rapport eau sur liant jusqu’à des valeurs inférieures à 0,25 (de l’ordre de 0,16 à 0,2), abaissement obtenu généralement au travers d’une augmentation importante de la quantité de liant. Les fumées de silices ajoutées représentent environ 20% de la masse du ciment. Le béton ainsi obtenu est extrêmement compact ce qui explique sa résistance à la compression et sa remarquable durabilité.
Un soin tout particulier est porté aux granulats dont la taille est très réduite et dont la résistance mécanique doit être élevée pour qu’ils ne soient pas le point faible de la composition.

On obtient ainsi des résistances à la compression supérieures à 150 MPa… Mais le matériau a alors un comportement fragile. Pour retrouver de la ductilité à la compression on ajoute des fibres métalliques à un taux de l’ordre de 2 à 3 % du volume qui peut monter jusqu’à 10% en fonction des besoins de performances recherchées en traction pure.
Compte tenu des performances mécaniques des BFUP, les  aciers de renfort actifs ou passifs éventuels sont limités aux efforts principaux agissant sur les sections de grande dimension. Comme la conception de structures en béton sans armatures sort  du domaine d’application des règlements de calcul, l’AFGC a rédigé, en 2002, des recommandations qui proposent des règles de calculs spécifiques.

L’amélioration de nos connaissances sur le matériau, les retours d’expériences accumulés, notamment sur les conditions de mise en œuvre, et la nécessité de rendre les principes de dimensionnement compatibles avec l’EUROCODE 2, nous ont amenés à élaborer une mise à jour des recommandations AFGC qui sera diffusée lors du colloque d’octobre 2013 à Marseille.
Vous nous brossez un bref historique des recherches qui amènent aux BFUP ?
C’est dans les années 70 que les recherches sur ce qui allait devenir les BFUP démarrent au Danemark sous la direction du professeur Bache. Elles sont menées dans le cadre de la technologie CRC, plutôt orientée vers la production d’éléments préfabriqués.

En France, les recherches sur les BFUP datent des années 1990. Elles sont menées par Pierre Richard (Groupe Bouygues) dans le cadre de la technologie des Bétons de Poudres Réactives dites BPR.  Le concept a été ensuite optimisé au centre de recherche Lafarge de l’Isle- d’Abeau pour aboutir au DUCTAL®, premier BFUP commercialisé.

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Première application des BFUP sous formes de poutres dans les corps d’échange des aéroréfrigérants

 

A la fin des années 90, sous l’impulsion de Gérard Birelli, ingénieur à EDF, les BFUP sortent du laboratoire pour leur première application industrielle sous forme de poutres dans les corps d’échange des aéroréfrigérants des  centrales nucléaires de Cattenom et Civaux.  Eiffage avec l’aide du cimentier Sika développe un BFUP concurrent du Ductal®, le Ceracem / BSI ®.
Les investigations menées en 2000 et 2008 sur des poutres témoins chargées en flexion dans un aéroréfrigérant de la centrale de Cattenom ont permis de confirmer l’excellente durabilité du BFUP placé dans des conditions extrêmement agressives.
Dans les années 2000, le cimentier Vicat associé au groupe Vinci développe un troisième BFUP : le BCV.

Quelles ont été, ensuite, les réalisations qui ont marqué des étapes dans l’utilisation des BFUP ?
En parallèle de cette saga des aéroréfrigérants, le premier ouvrage construit en BFUP sera la passerelle piétons de l’Université de Sherbrooke, en 1997.
Importante sera ensuite la construction des ponts de Bourg-les-Valence, premier pont routier au monde construit en BFUP.
La conception des ces ouvrages s’inscrivait alors dans le cadre de la Charte innovation Ouvrages d’art du SETRA, dont l’objet était de promouvoir l’utilisation de nouvelles techniques ou nouveaux matériaux. Deux ponts innovants ont donc été construits sur la déviation de Bourg-Lès-Valence. Les tabliers étaient constitués de poutres préfabriquées en BFUP. Elles étaient dépourvues d’armatures passives grâce à la prise en compte de la résistance à la traction du matériau fibré.
Ce chantier, par la réalisation des très nombreux essais qui y ont pratiqués, a servi d’expérimentation in situ au groupe de travail BFUP qui  a  alors pu mettre au point les premières « Recommandations AFGC  » de 2002.

Ensuite, l’utilisation des BFUP essaime dans le monde entier pour des réalisations majeures en génie civil.
Au Japon, notamment, pour la réalisation de ponts mais aussi, comme à l’aéroport d’Haneda, pour la construction de pistes entières gagnées sur la mer. Leur expérience permet aux Japonais de faire paraitre des recommandations pour la conception et la réalisation d’ouvrages en BFUP dès 2004.

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Les BFUP ont été employés pour l’extension des pistes de l’aéroport de Haneda (Japon) sur la mer. Crédit Google Earth. Tous droits réservés.

 

Aux Etats-Unis, des ponts sont maintenant construits en BFUP et, selon notre ami Benjamin Graybeal, l’administration fédérale (FHWA) a initié des études sur leur emploi dans le développement d’éléments structurels préfabriqués.

En Suisse, à l’EPFL (Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne), on a plutôt travaillé sur l’usage des BFUP pour la réhabilitation des ouvrages et notamment des ponts : l’idée de base est de renforcer en BFUP, qui combine résistance mécanique et durabilité, les parties exposées à l’environnement agressif et aux chargements mécaniques. L’usage du BFUP en tablier contribue non seulement au renforcement mécanique, sans surcharger la structure existante, mais encore, du fait de l’absence de retrait, dispense de la pose d’une chape d’étanchéité. L’usage des BFUP pour tout ce qui concerne la réparation et le renforcement des ouvrages existants est d’ailleurs aujourd’hui en pleine expansion.

Notons au passage que la résistance l’abrasion des BFUP trouve une excellente application dans les ouvrages hydrauliques soumis à l’écoulement d’une eau chargée en matériaux abrasifs : canaux, déversoirs…

Soulignons, pour finir, un développement original mené en Australie où l’on a mis à profit les résistances mécaniques des BFUP pour étudier leur résistance aux explosions, aux chocs et aux impacts : ces bétons montrent une remarquable capacité à absorber l’énergie ainsi qu’une bonne résistance à la fragmentation.
A côté du génie civil, l’architecture s’est-elle saisie des opportunités que lui offrent les BFUP ?
Les performances mécaniques tant en compression qu’en traction des BFUP et la suppression des cages d’armatures passives traditionnelles, permettent une libération des formes, une limitation des volumes et un élancement des structures que favorise encore le caractère auto-plaçant du matériau. Les architectes comprennent aujourd’hui à la fois les qualités structurales, esthétiques et durables de ce matériau. La couverture du péage de viaduc de Millau avait ouvert la voie et,  pour des réalisations récentes, on peut citer, parmi de nombreuses autres, le MUCEM à Marseille et le stade Jean Bouin à Paris… Dans le domaine de l’architecture ce béton sert également à la décoration et à la réalisation de mobilier urbain.

Après ce regard rétrospectif, pouvez-vous nous offrir quelques perspectives sur les évolutions d’emploi des BFUP ? 

Les études continument menées sur les BFUP et les retours, aujourd’hui nombreux, d’expérience, débouchent sur des réflexions au niveau international. Ainsi, un groupe de travail  de la fib (fédération internationale du béton) constitué de partenaires venant de différents pays dont l’Allemagne, les Pays Bas, la France, le Canada, les Etats Unis et le Japon, a pour objectif de rédiger un additif au Model Code de la fib permettant le calcul de structures en BFUP.

Par ailleurs, des réflexions sont en cours au niveau français pour utiliser la matière des nouvelles recommandations AFGC afin de  rédiger un corpus de normes permettant de simplifier l’assurabilité des projets de bâtiments réalisés avec ces matériaux.

Muni de ces bases techniques, il revient aux concepteurs d’innover en exploitant les ressources qu’offrent ce matériau (résistances mécaniques, limitation des volumes, liberté des formes, durabilité, faibles effets différés tels que le retrait ou le fluage) pour apporter des réponses novatrices à des problèmes de résistance environnementale, de rapidité d’exécution, d’esthétique architecturale, de gains de matières premières, de renforcement ou de réparation d’ouvrages.

 

Propos recueillis par Philippe Souchu, documentaliste au Centre de documentation du Lerm. Juin 2013.