Entretien avec Hervé Guérard, Direction technique de l’infrastructure d’ASF
Monsieur Guérard, nous nous intéressons, dans cette lettre d’information, au béton précontraint et, plus particulièrement, à l’évaluation de la précontrainte résiduelle. Pouvez-vous nous situer la problématique rencontrée au regard de cette question en ce qui concerne le patrimoine d’ouvrages d’art dont vous avez la charge ?
Si nous voulons d’abord situer la question dans le temps, nous devons remonter à 2005, année où la Tutelle des Sociétés Concessionnaires d’Autoroute les a alertées sur la fragilité des ouvrages d’art de type VIPP (viaducs à travées indépendantes à poutres précontraintes).
Qu’est ce qui motivait cette alerte ?
Dans les années qui ont précédé cette alerte, certains VIPP avaient dû être détruits à la suite de désordres mettant gravement en cause leur aptitude à supporter les charges normales d’exploitation. Ces démolitions étaient impliquées par de forts déficits de précontrainte dus à la corrosion ou à la rupture d’armatures, et ces désordres n’avaient pu être décelés par aucun signe extérieur lors des inspections détaillées antérieures.
Ces ouvrages présentaient donc un risque ?
Un risque potentiel, oui : les VIPP sont des structures isostatiques qui, à l’inverse des structures hyperstatiques, ne présentent pas de redondances. Par ailleurs, dans les années 60 ces structures étaient souvent optimisées, et présentaient donc peu de réserves de résistance.
ASF était d’autant plus concerné par ce problème que sur les 116 VIPP de l’ensemble du réseau autoroutier français, 57 sont dans le patrimoine de la société et 35 d’entre eux ont été construits entre 1962 et 1970. A cette époque, nous entreprenons d’ailleurs de démolir un pont qui enjambe la Drôme, pont dont les poutres présentent une corrosion avancée et des câbles endommagés et même rompus.
Ce que vous constatez lors de cette démolition vient confirmer la nécessité d’une prise en compte générale de la question… Comment organisez-vous donc cette vaste campagne de contrôle ?
A la suite de cette alerte de notre Tutelle, nous avons fait réaliser des études de criticité, sur base documentaire, qui ont permis de hiérarchiser nos VIPP afin de démarrer les diagnostics par ceux le nécessitant le plus.
La campagne de diagnostics et de recalculs est alors planifiée dès 2008 et se terminera en 2016.
C’est sur cette campagne que le lerm intervient pour diagnostic et contrôle…
Exactement. Le lerm est intervenu dès 2008 sur 25 ouvrages répartis sur l’A7 et l’A9, et sur 2 ouvrages complémentaires de l’A7 en 2014.
… Et la précontrainte est en cause dans tous les cas de désordres rencontrés ?
Oui, dans une certaine mesure, puisque le principe technique simple et économique de ces ouvrages est basé sur la précontrainte de poutres… mais les facteurs de désordres sont multiples et souvent associés. Le problème majeur est celui de la corrosion des armatures actives et des ancrages. Ce problème provient d’un défaut de conception, car à l’époque l’étanchéité des tabliers n’était pas jugée nécessaire, la compression du béton semblant suffisante à son étanchéité. Ce défaut est souvent aggravé par un défaut d’exécution, dans la mesure où la protection et la passivation des aciers dans les gaines, ainsi que le cachetage des ancrages, présentent de graves anomalies liées à de très nombreux défauts d’injection de coulis et, parfois, à l’absence même de coulis ! Or la corrosion des armatures sous contrainte entraîne rapidement une dégradation des câbles et parfois leur rupture, ce qui amoindrit considérablement la capacité portante des ouvrages.
Enfin, l’enthousiasme des concepteurs d’alors pour la précontrainte, qui en était à ses débuts, les a conduit à mettre peu d’armatures passives dans le béton. Ceci a été par la suite rectifié dans le règlement BPEL.
Comment en êtes-vous venu à ces conclusions ?
Comme on l’a vu précédemment, la précontrainte en était à ses débuts, et certains phénomènes comme les pertes de tension différées dans les câbles, la relaxation, etc. étaient mal connus. Les calculs d’époque avaient donc tendance à surestimer la tension dans les câbles.
Afin de réaliser des recalculs les plus proches possible de la réalité, il est nécessaire d’évaluer la précontrainte résiduelle des ouvrages à l’aide de l’arbalète. Ceci implique la réalisation de fenêtres jusqu’aux câbles précontraints dont on ouvre d’ailleurs également les gaines. Outre la mesure de la précontrainte résiduelle, ces fenêtres permettent donc de prélever dans les gaines du coulis (quand il y en a) et du liquide (très rarement), ainsi que de réaliser des explorations endoscopiques (en l’absence de coulis) qui permettent, liés à des contrôles des abouts de poutres et des ancrages, d’obtenir une vue complète de l’état du système de précontrainte.
Je précise que la visualisation des armatures actives, ainsi que le remplissage des gaines ont au préalable été contrôlés au moyen d’une campagne systématique d’inspection gammagraphique, qui a permis d’orienter en partie le choix de l’emplacement des fenêtres.
Bien sûr, nous nous sommes également intéressés au contrôle du béton armé et nous avons donc procédé à des séries de prélèvements pour soumettre les échantillons à la classique batterie de tests : résistance à la compression et module d’élasticité, caractérisation de la formulation (béton et ciment), mesure de l’épaisseur d’enrobage, mesure de l’activité de corrosion, de la profondeur de carbonatation, de la migration des ions chlorures et sulfates.
Après ce diagnostic approfondi quelles réparations avez-vous dû entreprendre ?
Nous avons fait procéder au recalcul des ouvrages en y intégrant différentes hypothèses de vieillissement. Au final deux ouvrages ont dû être renforcés au moyen de précontrainte additionnelle et une quinzaine ont été renforcés localement au moyen de tissus de fibres carbone pour pallier aux relatifs défauts d’armatures passives.
Et pour ce qui concerne les gaines dont le défaut de remplissage était un souci majeur ?
Il faut noter que gaine vide n’est pas synonyme de corrosion de câbles : beaucoup de câbles non protégés par du coulis se trouvent être en parfait état. Heureusement ! Les gaines sont alors refermées et laissées en l’état, en veillant à maintenir la protection des zones de cachetage.
Pour deux ouvrages pour lesquels certains câbles sont atteints de corrosion à proximité des ancrages, nous avons opté pour un procédé d’injection par pompe alternative à ultrasons de puissance. Ce procédé, breveté par PMD/ATEAV, permet l’injection, à saturation et sous basse pression, d’un inhibiteur de corrosion (nitrite de calcium), y compris dans les parties de gaines injectées. Le procédé permet également la détection précise des défauts d’enrobage dans les gaines. Ces défauts sont ensuite corrigés par l’injection, par le même moyen, d’un nouveau coulis permettant de restituer l’enrobage initial nécessaire.