Entretien avec Michel Lévy, ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées en retraite, Expert auprès de SETEC TPI
Monsieur Lévy, pouvez-vous nous montrer en quoi l’évolution des matériaux et des techniques ont influé au cours de ces années, sur la conception des ouvrages ?
A votre question je peux tâcher de répondre par trois scènes successives.
La première se passe lors de la construction du viaduc de Martigues sur le canal de Caronte. Il s’agit de l’année 1970… On coule les piles en forme de I du viaduc.
Les nervures centrales n’ont pas de fonction importante vis-à-vis de la flexion ; on en limite donc l’épaisseur, qui fait environ 18 cm. Un coffrage glissant est en action ; il progresse d’environ 25 cm à l’heure. Les bétons que découvre l’ascension de la banche ont à peu près 5 heures. Si l’on grimpe sur les échafaudages par les échelles, comme je le faisais alors, et que l’on zoome sur la scène, on voit deux ouvriers équipés d’un sceau d’eau et d’éponges qui ragréent la surface pour masquer le fait que le coffrage, dans son mouvement ascendant, avait arraché toute la masse du béton et provoqué une fissure traversante de plusieurs millimètres qui se refermait plus ou moins sous l’effet du fluage du béton encore un peu mou.
Par curiosité, quelques temps après, j’ai fait mesurer des vitesses du son sur ces nervures dont le parement paraissait impeccable. Les deux tiers présentaient des fissures masquées… mais bien présentes ! La deuxième scène a lieu quelques années plus tard en Norvège vers 1981 : on coule, en cale sèche, l’embase d’une plate- forme pétrolière. On utilise, ici encore, la technique du coffrage glissant mais pour une paroi d’épaisseur 60 cm.
Si l’on zoome sur la plate-forme de travail, on voit que la grue vide son skip dans des brouettes métalliques que des ouvriers vont basculer précisément à tel ou tel endroit ; le béton est tellement liquide, au moment de sa mise en place, qu’il n’est pratiquement pas nécessaire de le vibrer ; bien sûr, un accélérateur incorporé dans le béton, au dernier moment, permettra d’avoir un béton déjà ferme 5 heures plus tard, lorsqu’il sera décoffré par la montée du coffrage. On n’en est pas encore à l’usage des bétons auto-plaçants, mais on en prend le chemin…
La troisième scène se passe à nouveau en France, au dessus du Tarn. On coule les piles du viaduc de Millau. Là, pas de coffrage glissant. On utilise des coffrages auto-grimpants pour l’extérieur des piles et semi –grimpants pour l’intérieur, du fait de la présence de paliers intérieurs. La qualité est impeccable
Entre ces trois scènes, la technique évolue et modifie considérablement l’organisation du chantier.
Et concernant l’évolution des bétons ?
Dans ce domaine, les choses ont considérablement évolué. J’ai connu une époque où quel que soit le problème posé pour un béton qui devait avoir de bonnes performances, la réponse était unique : il fallait mettre 400kg de ciment dans 1 m3 de béton !
Si l’on revient, par exemple, au béton des piles du viaduc de Millau, sa formulation a fait l’objet de nombreuses études au LCPC, au CETE et dans l’entreprise (aidée par le LERM et Sigma-béton). Avec un objectif de durabilité de 120 ans, ce béton, outre les résistances mécaniques, devait répondre à de multiples exigences : protection contre l’alcali-réaction, contre la réaction sulfatique interne, exigence de tenue au gel, de résistance à la corrosion des armatures. Aujourd’hui, les réponses du béton sont diversifiées et adaptées à chaque cas étudié. L’approche dite performantielle de la formulation des bétons permet de prendre en compte l’ensemble des exigences à satisfaire dans un environnement donné.Modifier
Remarquez que l’évolution des techniques de bétonnage ne va pas sans discussion. Ainsi, pour limiter l’ouverture des fissures, on multiplie aujourd’hui les quantités d’acier dans le béton en utilisant des armatures de gros diamètre… J’appartiens plutôt à une école (ou à une époque !) qui privilégie de petites armatures nombreuses et bien façonnées. C’est plus cher, bien-sûr. Evidemment un taux élevé d’armatures impose, pratiquement, l’usage de bétons auto-plaçants. Il me semble quant à moi que la vibration reste efficace et nécessaire pour bien serrer les granulats et accroître les performances du béton…
A propos de vibration, laissez-moi vous raconter que, pour la fabrication des voussoirs du tunnel sous la Manche, le béton était très fortement vibré dans les coffrages. On employait un sable concassé des carrières du Boulonnais. Le slump du béton était de 0 ; la vibration était extrêmement énergique ; cela faisait un bruit d’enfer et provoquait des ruptures dans les moules. Sur les conseils de Paul Acker, qui était alors au LCPC, nous avons alors ajouté une petite quantité de sable roulé (150 kg/m3) qui venait d’une carrière de l’Oise distante de… 150 km, pour ne pas risquer d’alcali-réaction ! Le résultat, c’est un béton dont la résistance à la compression est de 90 MPa, un BHP donc, mais sans fumée de silice.
Vous êtes un spécialiste des ouvrages souterrains, pouvez-vous nous indiquer quelques évolutions importantes en terme de matériau ?
En milieu souterrain, le béton projeté est un précieux auxiliaire : rapidement mis en œuvre, il permet le bétonnage immédiat des surfaces excavées. Ce béton peut aller du rôle de simple peau à celui de structure résistante.
Il existe plusieurs méthodes de béton projeté. La plus utilisée est la voie mouillée. Un béton prêt à l’emploi est livré au chantier et il est placé par des lances à air comprimé. Ce béton, outre les progrès dont il bénéficie au même titre que tous les bétons prêts à l’emploi, connaît des améliorations spécifiques. Des accélérateurs de prise sans alcalin ont été mis au point ce qui évite la dégradation à long terme des performances mécaniques que nous connaissions auparavant.
L’ajout de fibres est également intéressant, dans la mesure où il permet de se dispenser, dans les cas courants, de la mise en place, longue et délicate du treillis soudé.
Je précise que les performances mécaniques les meilleures sont obtenues par la projection de béton par voie sèche sans adjuvant qu’on utilise plutôt pour les réparations et, plus rarement, au cours de l’excavation. Le mélange sec est amené par big bags sur le site. Il est mouillé en sortie de lance. Sa projection doit être confiée à des opérateurs particulièrement qualifiés. La rançon de la performance mécanique, c’estun rendement moindre que par la projection par voie mouillée, une perte par rebond plus importante et une poussière générée considérable.
Cet aspect des choses a été amélioré par une légère humidification des matériaux qui représente environ 3% du poids du ciment. Il s’agit alors d’une méthode dite par voie humide. C’est la solution qui a été choisie pour la réparation du tunnel sous la Manche après l’incendie de 2008 où le revêtement avait subi un écaillage très important. La résistance moyenne du béton projeté y a été de 60 MPa… et l’ambiance, au moment de la projection, incomparable par rapport à celle de la réparation de l’incendie de 1997 au cours de laquelle les opérateurs étaient confinés dans des « scaphandres » ventilés en air frais par des tuyaux !
Concernant les revêtements définitifs en béton, on se préoccupe beaucoup plus, aujourd’hui, de l’écaillage du béton, en cas d’incendie, et on les étudie en conséquence (essais au feu en cours d’étude de la composition, incorporation de fibres de polypropylène…)
Discrets par nature, les travaux souterrains sont pourtant spectaculaires en termes d’efficacité et celle-ci ne cesse de progresser grâce à l’activité des entreprises, des laboratoires et d’associations telles que l’AFTES ou l’ASQUAPRO, ou par la publication des recommandations du Centre d’Etudes des Tunnels (CETU).
Propos recueillis par Philippe Souchu, documentaliste au Centre de documentation du Lerm. Juin 2013.