La normalisation des ciments

Entretien avec Michel Delort, Directeur du Pôle produits et applications de l’ATILH, Président du CEN/TC 51.
delort-2-lerm-info-25Monsieur Delort, avant d’aborder l’histoire récente de la normalisation des ciments, pouvez vous nous décrire un peu le cadre institutionnel de la normalisation en Europe ?
Le Comité Européen de Normalisation est une association de droit belge  qui a été officiellement créée en 1975. Ses membres sont les organismes de normalisation de 32 pays européens, dont les 27 pays de l’Union Européenne, ainsi que de la Turquie. Le CEN a donc évolué au gré des étapes de l’élargissement de l’Union. En 2007, le CEN et le Comité européen de normalisation électrotechnique (CENELEC) se sont rapprochés et, depuis 2010, partagent un secrétariat central : le CCMC (CEN-CENELEC Management Centre).
Au sein du CEN, le Comité Technique 51 est en charge des ciments et chaux de construction. Le TC 51 a connu trois présidents : Pierre Dutronde 1974 à 1992, Jan de Jong de 1992 à 2003, et moi-même depuis le 1er janvier 2004.
En France, le travail de normalisation des ciments et des chaux est assuré par la commission française de normalisation des ciments AFNOR P 15A administrée par le Bureau de normalisation des liants hydrauliques (BNLH).  Cette commission contribue par ses positions à la réalisation des normes européennes et internationales, et elle rédige et adopte les documents normatifs français…
Le cadre est en place, merci… Nous revenons un peu à l’histoire ?
Oui… Cette histoire a d’ailleurs commencé hors du cadre que je viens de vous décrire car, pour ce qui concerne les ciments, les travaux de normalisation ont commencé dès 1969 de façon entièrement volontaire entre les six pays signataires du traité de Rome que sont  l’Allemagne, la France, l’Italie, et les trois pays du Benelux : Belgique, Pays-Bas et Luxembourg. A partir de la création du CEN, ces travaux y ont naturellement été transférés, avec la création du CEN/TC 51. Le premier objectif de ce comité a été d’élaborer des normes communes d’essais des ciments, bien avant de se mettre à la rédaction de spécifications communes de produits. Pensez qu’avant 1990, il y avait dans l’ensemble des pays d’Europe pas moins de quatre ou cinq méthodes d’essais différentes pour le seul essai de résistance. Les comparaisons de résultats étaient donc impossibles. Jusqu’au milieu des années 80 les travaux ont donc porté exclusivement sur l’harmonisation des méthodes d’essais.

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Contrôle à la flexion d’un mortier de ciment (lerm)

Une fois les méthodes d’essais élaborées, les travaux de normalisation des spécifications de ciments sont alors entrepris. Une série d’enquêtes, menées à l’époque, a permis de recenser 70 ciments normalisés dans différents pays, dont les applications étaient fonction de particularités techniques ou traditionnelles locales. Devant cette diversité, il a été alors décidé de ne retenir dans un projet de norme volontaire que les ciments destinés à être utilisés dans n’importe quel béton, armé ou non, connus, produits et expérimentés de longue date dans les pays de l’Europe de l’Ouest, sorte de tronc commun de la production européenne. Ce travail est sur le point d’aboutir  en 1989 quand paraît la Directive sur les produits de construction, dont l’un des supports majeurs, vous le savez,  sont les normes harmonisées.

La philosophie de l’harmonisation normative étant de supprimer les entraves techniques à la libre circulation des produits dans le domaine de la construction, cela impliquait l’incorporation dans la norme de tous les ciments dits « traditionnels et éprouvés ». Le projet préparé par le TC 51 fut donc rejeté et le travail reprit sur la base d’une distinction entre les ciments dits courants et les ciments spéciaux.

Les ciments courants sont les ciments multi-usages qu’on peut trouver partout ; les ciments spéciaux sont des ciments à propriétés ou à applications particulières : ciments à maçonner, ciments pour ouvrages massifs, ciment d’aluminates de calcium dont l’emploi en béton de structure était interdit en Allemagne et au Royaume-Uni.
Première étape vers l’harmonisation, la pré-norme ENV 197-1 est adoptée en octobre 1992. Cette pré-norme est connue en France sous le nom de fascicule de documentation P 15-101-1 de mai 1993.
Le fait que son produit ne soit pas considéré comme un ciment courant peut être très pénalisant pour un producteur…
Son produit, s’il n’est pas courant, est donc particulier… pour une raison ou pour une autre. Si, sans être courant, le ciment est de qualité et offre des performances particulières ou est adapté à des usages particuliers, alors il ne s’agit pas d’un produit banal et l’argument commercial peut être très fort.
Revenons, si vous le permettez, à l’effet de cette pré-norme de 1992 sur les normalisations nationales… Comment les choses se passent-elles ?
Fruit d’une enquête ayant fait remonter la liste de tous les ciments considérés comme traditionnels et éprouvés dans au moins un pays membre du CEN, cette pré-norme, proposait le niveau de consensus à partir duquel il devenait possible de faire évoluer les normes nationales pour les rapprocher en vue de l’harmonisation définitive.
Ainsi, en France, la norme NF P 15-301 parait en juin 1994 et remplace la norme de 1981.
Il y est précisé qu’elle reprend le texte de la pré-norme européenne, publiée en France en 1993 à titre d’information, afin de la rendre applicable en France pendant la période de transformation de l’ENV 197-1 en norme européenne définitive.
L’harmonisation intervient avec l’adoption de l’EN 197-1 de juin 2000, publiée par AFNOR en février 2001 et mise en application au 1er avril 2001.
Qu’est ce qui commande à la parution de normes européennes concernant les autres ciments que les ciments courants ?

Ces ciments font l’objet de normes européennes au gré de la demande. Pour ce qui concerne, par exemple, le ciment d’aluminates de calcium, ce sont les producteurs français et espagnols qui ont porté et soumis le sujet au TC 51 qui a alors créé un groupe d’experts pour rédiger la norme.
Pour ce qui concerne les ciments sursulfatés, dont la norme européenne est parue en 2010, le processus a été sensiblement différent : les normes nationales qui couvraient ce ciment, soit avaient été annulées, soit étaient tombées en désuétude dans la plupart des pays européens.
La Belgique, toujours active dans la production et l’usage de ce type de ciment, et la France se sont coordonnées pour faire paraître ensemble des normes nationales identiques sur ce sujet. Ce sont ces normes belge et française qui ont servi de documents de travail pour la rédaction de la norme européenne harmonisée de 2010.
Compte tenu du poids de l’Europe, quelle est aujourd’hui l’activité de la commission française de normalisation ?
90% des textes normatifs sont aujourd’hui portés au niveau européen. Cela ne signifie nullement que l’écheloneurope-drapeau national soit inactif ! Car la commission suit les travaux du TC 51 et y mandate ses experts dans les groupes de travail. Lors des enquêtes probatoires, elle prend position sur les normes et les commente ;  enfin elle décide du vote qu’AFNOR doit émettre sur chaque texte de norme.
Outre le suivi et le vote des projets, elle initie également certains sujets: ainsi, la France et la Belgique ont conjointement proposé au TC 51 de mener un travail commun de recherche prénormative, puis de rédaction de spécifications, sur des ciments ternaires à faible teneur en clinker. Bien sûr, elle est également active au niveau national sur deux plans : d’abord en publiant des recommandations, des guides et des explications sur les normes européennes, ensuite en élaborant les normes nationales.
En France, nous gardons par exemple des spécificités nationales notamment au regard de-certains ciments résistant aux sulfates qui ne sont pas couverts par la norme européenne, des ciments pour travaux à la mer ou des ciments tropicaux.
Quels sont selon-vous les grands sujets d’avenir de la normalisation des liants hydrauliques ?lerm-environnement
Au-delà de l’amélioration constante du corpus normatif existant, l’enjeu important est sans doute la prise en compte de l’empreinte environnementale des liants hydrauliques. Dans ce domaine, le TC 51 a décidé d’aider les producteurs dans leur processus d’innovation en permettant une accélération significative des procédures de normalisation des nouveaux produits. Plutôt que d’attendre l’arrivée sur le marché d’un nouveau produit pour envisager les conditions de sa normalisation, il a été imaginé d’inverser le mouvement en quelque sorte : le CEN/TC 51 travaille à un rapport technique destiné à cadrer la normalisation en annonçant à l’avance les critères et les exigences qui seront retenus.
Muni de cette feuille de route, chaque producteur pourra mener ses recherches-développements de façon originale. Ceci me semble d’autant plus important que la norme NF EN 197-1 ouvre la porte à des constituants très nombreux, que la prise en compte croissante de la nécessité du recyclage en introduira demain sans doute encore de nouveaux et qu’enfin, il faudra certainement considérer de nouvelles familles d’additifs nécessaires pour doper à court terme des ciments à faible voire très faible teneur en clinker.


Propos recueillis par Philippe Souchu, documentaliste au Centre de documentation du Lerm. Juin 2013
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