La décomposition de l’eau par Lavoisier… un acte de naissance de la chimie moderne

« Imaginons, avec Gaston Bachelard, l’importance philosophique des découvertes comme celles prouvant que l’eau n’est pas un élément […] de telles découvertes brisent l’histoire. Elles marquent une défaite totale de l’immédiateté. Elles font apparaître la profondeur du chimique sous le physique… (1)»

La célèbre expérience de Lavoisier et Laplace sur la décomposition et la recomposition de l’eau n’intéresse pas seulement ce liquide, mais l’histoire même de la chimie. En effet, faisant déchoir l’eau du statut d’élément dont elle avait hérité depuis l’antiquité, c’est toute la théorie des quatre éléments qui est mise en cause à partir des conclusions de cette expérience.

L’expérience publique : un discours pratique de la méthode

Lavoisier est conscient de la rupture qu’il opère : « Jusqu’à ces derniers temps on avait regardé l’eau comme une substance simple, et les anciens n’avaient fait aucune difficulté de la qualifier du nom d’élément… mais on va voir que l’eau n’est plus un élément pour nous »(2). Lavoisier met d’ailleurs savamment en scène cette expérience moins par goût du spectacle, sans doute, que pour tenir un discours pratique de la méthode de la chimie qui consiste à « ne chercher la vérité que dans l’enchaînement naturel des expériences et des observations »(3).

Depuis novembre 1783 et son premier rapport à l’Académie sur la décomposition de l’eau, Lavoisier rencontra de nombreux doutes dans la communauté savante. Il reprit donc cette expérience en 1784, puis en 1785, du 27 février au 1er mars, en l’amplifiant puisqu’il décomposa et recomposa l’eau, ceci devant une assistance considérable.

 experiencelavoisier

Dispositif expérimental de Lavoisier qui décomposa l’eau en la faisant passer sur du fer incandescent.

Hydrogène

C’est à cette occasion qu’il donna son nom à l’hydrogène : « ainsi l’eau, indépendamment de l’oxygène qui est un de ses principes, et qui lui est commun avec beaucoup d’autres substances, en contient un autre qui lui est propre, qui est son radical constitutif, et auquel nous sommes forcés de trouver un nom. Aucun ne nous a paru plus convenable que celui d’hydrogène, c’est-à-dire principe générateur de l’eau… »(4).

Henry Cavendish avait, certes, déjà mis en évidence l’existence de ce gaz en faisant réagir du métal avec de l’acide sulfurique, mais il n’avait pas saisi son importance dans la constitution de l’eau et l’avait nommé « air inflammable ».

lavoisierConséquences épistémologiques : l’élément n’est plus un donné, mais un produit

«Si, par le nom d’éléments, nous entendons désigner les molécules simples et indivisibles qui composent les corps, il est probable que nous ne les connaissons pas : que si au contraire nous attachons au nom d’éléments ou de principe des corps l’idée du dernier terme auquel parvient l’analyse, toutes les substances que nous n’avons pas encore pu décomposer par aucun moyen, sont pour nous des éléments ; non pas que nous puissions assurer que ces corps que nous regardons comme simples ne soient pas eux-mêmes composés de deux ou même d’une plus grand nombre de principes, mais puisque ces principes ne se séparent jamais, ou plutôt puisque nous n’avons aucun moyen de les séparer, ils agissent à notre égard à la manière des corps simples, et nous devons les supposer composés qu’au moment où l’expérience et l’observation nous en auront fourni la preuve.»(5)

Par cette remarque de Lavoisier, l’analyse devient donc la préoccupation majeure du chimiste. La simplicité n’est plus un donné : elle apparaît comme une limite à cet effort permanent de décomposition qu’effectue le chimiste.

C’est ce thème que développera Gaston Bachelard dans son livre sur le Matérialisme rationnel :

« La simplicité est donc de l’ordre d’un résultat ;  elle était posée comme initiale dans la doctrine des 4 éléments ;  elle est maintenant terminale […] poser le simple comme une limite à la décomposition ne préjuge pas le caractère absolu de cette limite. Et c’est seulement dans dans la période contemporaine que s’établit une sorte de cohérence qui confère aux éléments un statut bien défini de substance élémentaire.» (6)

 

Notes

(1) Gaston Bachelard, Le Matérialisme rationnel, Presses Universitaires de France, 1953

(2) Antoine Laurent de Lavoisier,Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau, et d’après les découvertes modernes ; avec figures ; 1789. Chapitre VIII p. 87

(3) Antoine Laurent de Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau, et d’après les découvertes modernes ; avec figures ; 1789. Discours préliminaire, p.X

(4) Antoine Laurent de Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau, et d’après les découvertes modernes ; avec figures ; 1789. Chapitre VIII : Du principe radical de l’eau et de sa décomposition par le charbon et par le fer. p. 94

(5) Antoine Laurent de Lavoisier, Traité élémentaire de chimie, présenté dans un ordre nouveau, et d’après les découvertes modernes ; avec figures ; 1789. Discours préliminaire, p.XVII-XVIII]

(6) Gaston Bachelard, Le Matérialisme rationnel, Presses Universitaires de France, 1953