Entretien avec François Goven, Inspecteur général des monuments historiques

goven2Monsieur Goven, vous êtes inspecteur général des monuments historiques ; quelle est la mission de cette inspection générale à laquelle vous appartenez ?

L’inspection générale des monuments historiques est, avec celles de l’archéologie, de l’architecture et espaces protégés, des archives, de l’inventaire général du patrimoine culturel et des musées, l’un des 6 collèges de l’Inspection des patrimoines qui est elle-même un service de la  direction générale des patrimoines du ministère de la culture. L’inspection générale des monuments historiques apparaît en 1830, dès  la création même du service qu’elle préfigure alors…

Les missions de l’inspection générale sont d’une part de donner un avis sur les propositions de classement et de protection faites par les services régionaux, d’autre part de fournir à l’administration centrale des avis et expertises sur les projets de restauration portés par les architectes du patrimoine concernant les monuments historiques protégés.
Enfin les inspecteurs généraux suivent les cas un peu particuliers et les dossiers délicats dans une démarche le plus souvent d’accompagnement et de médiation.
L’inspection générale ne dispose pas de pouvoir de décision, mais d’une mission de conseil et d’expertise auprès de la direction générale du patrimoine.

Comment définiriez-vous ce qui relève du patrimoine ?

Cette question est ancienne et a soulevé de longues discussions passionnées qui ne peuvent être d’ailleurs définitivement tranchées, car le concept de patrimoine est relatif aux contextes dans lesquels son existence même est envisagée. Il s’agit donc d’une pure construction culturelle dont la définition reste évolutive.
En France, ce concept de patrimoine date de la Révolution. C’est paradoxalement parce qu’il s’agit d’une période de destructions importantes que s’impose l’idée de conservation. Certains révolutionnaires pensent qu’il convient de garder la mémoire de ce qu’ils combattent. Cette mémoire, au-delà de la valeur d’usage d’un édifice, a besoin de sa trace et de sa matérialité. L’émergence de ce souci patrimonial national sauve bon nombre de châteaux et d’abbayes, dont la privation des ressources liée à la confiscation des grands domaines de rapport attenants aurait provoqué la ruine. C’est donc la puissance publique qui, à la place de l’organisation féodale qui dispensait droits, revenus et privilèges, permet aux grands édifices d’être entretenus et de subsister.

Jusqu’à la Révolution, globalement, sont pensés comme monuments historiques les grands témoignages de l’antiquité et les édifices religieux et civils importants du Moyen-Age. Plus nous avançons dans le temps et plus cette conception s’élargit, aussi bien sur le plan chronologique que sur le plan typologique. Que soit par exemple classé aujourd’hui un bâtiment des années 70, qui a donc moins de 50 ans d’âge, cela est tout simplement inimaginable au début du 20e siècle…
Maintenant, peuvent être classés des bâtiments qu’on aurait, antérieurement, jugés mineurs, par exemple des témoins d’une invention technologique, ou des lieux de mémoire singuliers. Ainsi un barrage des années 60 ou une cité d’urgence de la Reconstruction peuvent à présent être reconnus comme ayant valeur patrimoniale.

Cet élargissement montre bien que la notion de patrimoine est liée à l’évolution des critères de choix… mais les villes changent grandissent, évoluent et même si les critères se diversifient, il est impossible de tout conserver.

Vous avez raison, ce sont bien les critères qui permettent de diversifier et d’enrichir le classement et ce  sont ces mêmes critères qui doivent le rendre possible au sein même de ce changement de perspective que nous venons d’évoquer.
Au 19e siècle, les deux critères majeurs étaient l’ancienneté et la monumentalité ; cela pouvait donc concerner quelques centaines ou quelques milliers d’édifices. Aujourd’hui, les chartes, dont celle de Venise sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, orientent la finalité de cette pratique du classement : il s’agit de sauvegarder et de transmettre aux générations futures les œuvres du passé et du présent. On perçoit bien que l’enjeu a changé et que sont donc désormais potentiellement concernés des millions d’édifices. Alors, comme, en effet, tout ne peut être conservé, les choix doivent être éclairés par la construction d’argumentaires plus sophistiqués.

Mais il existe d’autres types de reconnaissance de l’intérêt patrimonial que le classement : les sites protégés, les secteurs sauvegardés concernent des ensembles bâtis. Il s’agit de puissants outils de protection, de reconnaissance et de pédagogie. Des labels du ministère de la culture permettent également des démarches concertées de préservation du cadre de vie moins contraignantes réglementairement que le classement proprement dit.

 

Comment passe-t-on du choix du classement à la décision de la restauration ?

Le classement n’est pas une finalité en soi : on protège des œuvres pour pouvoir en transmettre la matérialité aux générations à venir… Cela est certes un défi ambitieux à la loi générale de l’irrémédiable destruction de toute chose ! Disons que la conservation vise au moins à retarder cette destruction…

Pour revenir à votre question, la conservation et la restauration entretiennent un rapport dialectique qui, au sein même de la culture occidentale, oscille entre deux pôles. Ce rapport conservation-restauration a été l’objet, depuis plus d’un siècle, de longues discussions philosophiques et techniques qui ont permis l’élaboration de théories de la restauration. Il convient en effet de ne pas oublier que ces concepts ont une histoire et que c’est au pied du mur, si j’ose dire, qu’au milieu du 19e siècle, les architectes chargés de la restauration ont dû, avec Viollet-Le-Duc en France, inventer leur métier.

Les deux pôles dont je parle sont le pôle anglo-saxon et le pôle français. Les Anglais, avec John Ruskin comme parrain, ont une conception minimale de la conservation qui doit juste contenir les phénomènes de dégradation.

Les Français, avec Viollet-Le-Duc, ont développé une conception, disons, plus active de la conservation qui inclut de plain-pied la restauration poussée même dans certains excès : anticiper les dégradations à venir, corriger les erreurs ou malfaçons datant de l’origine même du bâtiment, et même, selon ses propres mots « le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Avec ces propos, toute limite est manifestement franchie, car, comme dit avec sagesse la charte de Venise, la restauration s’arrête là où commence l’hypothèse…

Le fossé entre les deux écoles tend à s’aplanir et un consensus s’établit sur le fait que la restauration est un dernier recours si les mesures de conservation sont insuffisantes. Ainsi par exemple, une église qui aurait des décors peints remarquables devrait bien sûr voir restaurer son toit si sa dégradation mettait l’ensemble en danger.

… Mais ces positions théoriques sont aussi des particularités culturelles tenaces qu’on voit parfois resurgir, j’en ai été témoin, lors de travaux normatifs, en abordant, par exemple, des questions de terminologie.

 

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Cloître Saint-Trophime, Arles, chapiteau en cours de nettoyage Cloître Saint-Trophime, Arles, chapiteau nettoyé

 

La restauration d’un monument est décidée… Quels en sont les acteurs ?

Une fois le projet de restauration élaboré  par l’architecte du patrimoine et autorisé par l’administration, commence la phase du chantier proprement dite. L’architecte coordonne alors les corps de métiers auxquels il a fait appel un peu comme le faisait déjà le maître d’œuvre d’une cathédrale. Il mène son chantier dans un dialogue permanent avec les praticiens des entreprises : maçons, tailleurs de pierre, couvreurs, charpentiers, ferronniers, maîtres verriers, peintres, stucateurs, sculpteurs, etc… Durant les travaux, en effet des découvertes peuvent modifier le programme initial ; l’architecte doit alors s’appuyer sur les compétences des entreprises et de leur personnel pour mettre en œuvre les adaptations nécessaires. Dans la pratique française,  depuis le 19e siècle, la restauration est fondée sur les compétences et les savoirs faire des corps de métiers dont la pratique traditionnelle a été pratiquement ininterrompue et dont on peut dire qu’elle est elle-même un patrimoine.

D’autres acteurs peuvent être, selon les cas, associés au chantier, pour leurs compétences spécifiques : historiens et historiens d’art, archéologues, bureaux d’étude, laboratoires spécialisés.

On note d’ailleurs une évolution significative des chantiers vers la conservation par traitement plutôt que par la restauration ; ceci est lié sans doute à l’évolution des connaissances techniques et scientifiques, mais aussi à l’évolution de la doctrine de la restauration elle-même.

Ainsi, par exemple, la restauration du cloître Saint Trophime à Arles, qui est un ensemble inscrit au patrimoine mondial  de l’UNESCO a vu l’association étroite d’entreprises et de techniciens de haut niveau agissant sous le contrôle d’un comité scientifique au sein duquel les débats ont été très fournis pour définir constamment les protocoles fondés sur une conservation maximum et  des substitutions minimum.

On mesure la distance qu’il y a entre la restauration contemporaine de ce cloître et celle effectuée dans un cloître tout proche, à Montmajour, au 19e siècle, au cours de laquelle des colonnes entières ont été changées, ainsi que des chapiteaux déposés et re-sculptés.

Cette évolution dont nous parlons ne va pas sans générer des difficultés pour les entreprises spécialisées dans la restauration… Les maîtres verriers, par exemple, au 19e et au 20e siècles sont des créateurs de vitraux et des restaurateurs à la fois. Les guerres successives et leurs destructions ont généré d’importantes commandes concernant des cathédrales comme Chartres, Strasbourg ou Reims. La restauration était alors la recréation documentée des vitraux ; aujourd’hui, elle est l’œuvre de restaurateurs spécialisés plutôt que d’artistes, restaurateurs qui mettent en œuvre des techniques de laboratoire. Il en va de même pour d’autres corps de métiers.

Les difficultés économiques de ces entreprises fragilisent la conservation du savoir faire si précieux de leurs ouvriers et artisans. Il y a là sans doute un équilibre à trouver.

caenEglise Saint Pierre de Caen en cours de restauration

 

Pouvons-nous aborder, pour finir cet entretien, la question de la conservation-restauration des bâtiments modernes ?

C’est un sujet intéressant et encore neuf, même si la France est en pointe sur ce sujet depuis une trentaine d’années.
La première remarque concerne le fait que nous sommes en présence de bâtiments globalement authentiques… La facilité s’arrête là et nous entrons ensuite dans des problématiques assez paradoxales. Nous tâchons en effet de garder des bâtiments qui n’ont pas été conçus nécessairement pour durer. La technicité française de la restauration basée, nous l’avons vu, sur l’association architectes/artisans est mise en défaut par les techniques constructives des édifices contemporains : la restauration de l’aéroport d’Orly ou du CNIT doit faire appel à des professionnels qui n’exercent généralement pas dans le domaine patrimonial.
Les bâtiments contemporains sont souvent construits à partir d’éléments industriels produits en  série… Comment remplacer tel élément qui n’est plus produit ? Le produire artisanalement, en plus d’être coûteux, serait une véritable inversion des valeurs.
Les musées sont aux prises avec les mêmes questions au regard des œuvres contemporaines qui associent souvent de façon complexe des matériaux nouveaux, souvent fragiles.

Toutes ces questions sont nouvelles mais s’inscrivent dans le cadre d’une même réflexion théorique sur la valeur d’une œuvre, sur son sens, sur la signification de la conservation et la définition de techniques qui lui sont aussi adaptées que possible.

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Centre Georges Pompidou à Paris.
Photo : Jean-Christophe Windland, licence : CC BY-SA 4.0