Entretien avec Bernard Tonnoir, expert à la direction scientifique du lerm
Avant d’aborder la mesure de la précontrainte résiduelle, peux-tu, Bernard, nous dire quels sont les facteurs qui entraînent une perte de précontrainte dans les ouvrages ?
Il convient de distinguer trois types de pertes de précontrainte : les pertes instantanées (à la mise en oeuvre), les pertes différées mais aussi les pertes aléatoires (non prévues, donc).
Les pertes instantanées ont plusieurs origines, parmi lesquelles la perte de tension par frottement : cette perte est due aux frottements des câbles dans les gaines lors de leur mise en tension. Les pertes instantanées peuvent aussi provenir des pertes de tensions liées au recul de l’ancrage : glissement des armatures par rapport à leurs ancrages, ou déformation du massif d’ancrage lui-même. Enfin les déformations du béton lors des mises en tension contribuent également, pour une faible part, aux pertes instantanées.
Les pertes différées concernent la perte de tension liée au comportement différé du béton (retrait et fluage) et à la relaxation progressive de l’acier des câbles.
Enfin les pertes aléatoires de contrainte peuvent être dues à divers phénomènes comme une corrosion insidieuse produisant un affaiblissement ou même la rupture d’armatures, un défaut de fiabilité d’une technologie de précontrainte ou le non respect d’une méthodologie de mise en oeuvre spécifiée.
Pour fixer les idées, les ponts qui ont aujourd’hui 50 ans, peuvent présenter, en moyenne, une perte d’environ 30% de leur précontrainte initiale. Ce chiffre, établi à partir de mesures faites sur les vieux ouvrages, est généralement un peu supérieur au calcul initial et réglementaire des pertes que pouvaient en faire les ingénieurs de l’époque : quelque peu optimistes, ils n’avaient pas alors le recul que nous avons maintenant sur les phénomènes différés qui affectent le béton précontraint.
Il n’y a donc pas de cause unique de la perte de précontrainte initiale… Maintenant, quelles sont les conséquences, pour un ouvrage, de la perte de précontrainte ?
La conséquence directe de cette perte de précontrainte est d’affecter la capacité portante résiduelle des ouvrages. Rappelons qu’un ouvrage doit être capable de supporter deux charges simultanément : l’une est sa charge permanente, c’est-à-dire son poids propre, et l’autre est la charge civile, charge de trafic réglementaire. Ainsi, si l’on s’intéresse aux VIPP, ouvrages d’une seule travée, l’addition de ces deux charges ne doit pas provoquer de traction à mi-portée, zone critique de tous les ouvrages de cette famille.
Mais l’incidence des pertes est différente selon que la travée est de petite ou de grande portée. Ainsi, pour les petits VIPP de 25 m, la charge totale à supporter se répartit en 50 % de charge permanente et 50 % de charge civile. Pour les grands VIPP de 45 m, c’est 75 % de charge permanente et 25 % de charge civile. Cela signifie que plus la portée de l’ouvrage est longue, plus la perte de précontrainte amputera significativement la capacité de service de l’ouvrage. C’est ce qui oblige à une évaluation la plus fine possible de la précontrainte résiduelle, de l’ordre de 1 %.
Alors, justement, comment évalue-t-on la tension des armatures de précontrainte ?
Cette évaluation a fait l’objet de recherches dès les années 70, compte tenu de la nécessité de contrôler des ouvrages précontraints isostatiques construits après guerre (les méthodes divinatoires sans contact, comme l’imposition des mains n’ayant pas donné de résultat satisfaisant). La seule méthode trouvée a consisté à accéder aux armatures et à exercer sur elles un effort de traction. Il s’agit là de l’essai dit à l’arbalète.
Pour l’anecdote, la première arbalète date de 1976 : elle a été employée la première fois pour le contrôle d’un ouvrage précontraint construit en 1949 à Douai.
Peux-tu nous décrire le principe de cette arbalète ?
L’arbalète repose sur le principe que plus une armature est tendue, plus l’effort nécessaire à la dévier latéralement de son tracé est important. Pour une arbalète dont l’empattement est d’environ 300 mm la flèche communiquée n’excèdera pas 3 mm. L’enregistrement en parallèle de l’effort exercé sur l’armature et de l’évolution de la flèche qui lui est communiquée donne une droite caractéristique dont la pente est exploitée pour évaluer la tension de l’armature soumise à l’essai. La lecture des résultats n’est cependant pas immédiate. En effet, certains effets perturbateurs comme l’allongement et la flexion parasites qui sont communiqués à l’armature lors de l’essai doivent être éliminés par le biais d’une calibration en laboratoire.
La justesse des résultats de l’essai dépend donc d’une simulation en laboratoire au plus proche des conditions réelles qui seront rencontrées sur le site, simulation qui permet de recueillir un faisceau de courbes de références. Par ailleurs, il convient d’évaluer certains coefficients correcteurs destinés à être appliqués à la mesure in situ.
L’ensemble de ces procédures d’essai doivent être minutieusement mises en œuvre si l’on veut rester dans la précision de 1 % , telle que mentionnée plus haut. Un essai mal mené, réalisé sans respecter toutes les précautions utiles ni appliquer les correctifs nécessaires, peut amener à une évaluation beaucoup moins fiable, d’une précision de l’ordre de 5 %.
L’essai à l’arbalète, que tu décris, peut-il s’appliquer à tous les types d’ouvrages ?
Oui, il peut s’appliquer à tous types d’ouvrages et à tous types d’unités de précontrainte constituées de fils ou de torons , grosses barres exceptées. Notons qu’il existe deux types d’arbalètes : l’une pour tester les fils et les torons individuellement, dont la tension peut aller de 2 à 20 tonnes. L’autre est utilisée lorsque les torons sont torsadés et qu’il faut alors tester l’ensemble du câble ; on utilise alors un châssis d’arbalète similaire, mais équipé d’accessoires différents. La tension de ces câbles peut aller de 50 à 100 tonnes.
Peux-tu, pour finir, nous dire deux mots de la courburemétrie ?
La courburemétrie est une technique simple mais très précise qui permet de tester le comportement en flexion d’un ouvrage. Le dispositif est utilisé pour détecter un seuil de fissuration, ou l’ouverture d’un joint identifié (joint de voussoir, par exemple) lors d’une épreuve de chargement. Associé à une centrale d’acquisition, il peut constituer une sorte de « boîte noire » assurant la surveillance à long terme d’un ouvrage en béton précontraint.
En savoir plus :
Mesure de la tension des armatures de la précontrainte à l’Arbalète : Guide technique. Tonnoir, Bernard – Laboratoire Central des Ponts et Chaussées, 2009. (Techniques et méthodes des laboratoires des ponts et chaussées).