Entre chaux et ciment Portland, la naissance du ciment naturel

Introduction

L’utilisation de la chaux par les hommes est attestée depuis la plus haute antiquité. Elle fût utilisée dans toute l’Asie mineure, mais ce sont les Romains qui, à la suite des Grecs d’Italie, en l’additionnant de divers matériaux pouzzolaniques l’ont fait évoluer en un liant efficace et durable.

Dans la période bien plus récente de 1770 à 1830, la technologie du ciment moderne, basée sur la cuisson optimisée de calcaires argileux, va peu à peu se dégager des tentatives d’amélioration de la technologie de la chaux.

Cet article traite de cette période charnière qui voit naître les ciments naturels, période au cours de laquelle le chimiste et l’ingénieur vont remplacer le chaufournier. L’évolution, notamment industrielle, des liants hydrauliques à partir du ciment Portland, fait l’objet d’un autre article : Naissance et triomphe du ciment Portland.

Le grand ancêtre : le mortier romain
L’effet pouzzolanique était connu des phéniciens, des grecs puis des romains. Les matériaux pouzzolaniques fixent l’hydroxyde de calcium (la chaux hydratée) pour former des composés silico-calciques stables et surtout insolubles. Ces matériaux ont d’abord été des cendres volcaniques de Santorin pour les Grecs et du Vésuve pour les romains.

On remarqua progressivement que des fragments de poteries, de tuiles, de briques avaient le même effet que les cendres. L’extension de l’usage du mortier pouvait dès lors se faire jusque dans les régions dépourvues de cendres volcaniques naturelles. C’est la raison pour laquelle le mortier romain est également appelé mortier de tuileau,.

Histoire de cuissonnews_letter14_chaux1
De l’époque romaine au XVIIIe siècle, la technologie de la chaux n’a pratiquement pas évolué. L’amélioration des fours, au Moyen Age, avait cependant eu des conséquences lointaines insoupçonnées.
L’objectif de l’invention du four droit continu est l’économie de combustible et le rendement : on enfourne en strates successives pierre et combustible. L’élévation de la température au sein du four, si elle permet une calcination plus rapide, s’accompagne d’un effet secondaire : elle permet la recombinaison des argiles contenues dans le calcaire en aluminate de calcium et en silicate bicalcique, ceci sous la forme de boules de matière dure que les chaufourniers appelleront grappier. Ce grappier était séparé de la chaux dont il était considéré comme un déchet. F-X. Deloye remarque que, ce faisant les maçons se privaient de  » l’apport, si minime soit-il, constitué par la pouzzolanicité involontaire des argiles déshydroxylées…1 « .

 

Tâtonnements sur la chaux hydraulique : pouzzolanicité, hydraulicité
Les mortiers de chaux dans le courant du XVIIIe siècle (technologie défaillante, matière de mauvaise qualité, fraude) sont unanimement décriés comme médiocres :

 » La solidité et la durée des édifices les plus considérables dépendant principalement de la bonté du mortier employé dans leur construction, des recherches sur les moyens de perfectionner sa fabrication me parurent être de la plus haute importance, surtout dans un pays où les édifices ont à résister continuellement aux attaques d’un climat variable et humide et où on emploie un mortier si défectueux que les planchers des bâtiments durent plus que les murailles 2.  » note B. Higgins en 1780.

La motivation pour le progrès des mortiers est stimulée par la nécessité de grands travaux d’infrastructures (canaux, ports, urbanisme), par de grandes entreprises de fortification, dans un contexte de concurrence pour la suprématie économique et politique entre l’Angleterre et la France.

Si les principes théoriques ne sont pas encore énoncés, les phénomènes sont néanmoins cernés pas les pratiques empiriques : carbonatation, pouzzolanicité et hydraulicité.

La piste privilégiée pour améliorer les mortiers de chaux est d’abord et restera longtemps (en France du moins), celle de la pouzzolanicité. L’approvisionnement en pouzzolanes d’Italie est pourtant très onéreux et le deviendra toujours davantage, ainsi qu’incertain, avec la guerre européenne.
Les Hollandais, déjà, pour mener à bien leurs grands travaux de canaux et de digues, lui avaient substitué le trass d’Andernach, tuf volcanique de la vallée du Rhin. En France, Faugas de Saint Fond met en évidence les propriétés de la pouzzolane du Vivarais dès 1780 3.

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Smeaton, lui, est anglais. Il a été chargé, en 1757, de la reconstruction de phare d’Eddystone. Il est décidé selon ses propres mots, à ce que ce soit  » la mer qui se brise sur l’édifice et non l’édifice sous la mer… « . Il voyage, en Angleterre et à l’étranger, étudie les différentes chaux et remarque que les marbres et les craies qui ne laissent aucun résidu à l’acide sont incapables de durcir sous l’eau, mais qu’inversement les calcaires qui contiennent de 5 à 20% d’argile, et notamment la pierre d’Alberthaw, présentent cette propriété. Smeaton avait été assez loin dans la réflexion sur la pouzzolanicité et l’hydraulicité, comme en témoigne le Rapport de Gay-Lussac 4, De Prony et Girard en 1819 :  » Il est une des observations de Smeaton que nous ne pouvons passer sous silence : c’est que la chaux maigre étant mélangée avec le sable ordinaire seul, peut former un mortier hydraulique presque d’aussi bonne qualité que celui que l’on composerait de chaux grasse et de pouzzolane.  »

Les travaux de Smeaton ne sont publiés qu’en 1791 et stimulent les recherches. Il y demande explicitement  » pourquoi la présence de l’argile dans le tissu de la pierre calcaire rend la chaux propre à durcir sous l’eau, propriété que la chaux tirée des pierres calcaires pures n’acquiert point ?« 5.

Le ciment  » romain »
Loriot, Saussure, Chaptal, Lavoisier, Higgins s’intéressent aux calcaires et aux adjuvants pouzzolaniques. C’est dans ce climat de recherches, que Parker découvre, en 1796, un galet dont l’exploitation donnera naissance à l’essor des ciments naturels. Associé à Wyatt, Parker exploitera sa découverte sous le nom de Ciment Parker. C’est dans un souci de publicité qu’il lui donnera le nom de ciment romain en 1799, sans que, Vicat le relèvera, ce ciment n’ait rien de commun avec un mortier romain.  » Parker, nous dit E. Leduc, obtenait son ciment par la cuisson à faible température de concrétions marneuses contenant 30 à 35 % d’argile, puis broyait les roches après avoir rejeté les morceaux trop cuits comme impropres 6.  » En 1801, à l’expiration de la patente de Parker d’autres industriels anglais se lancent dans la fabrication de ciment naturel, notamment Francis & White.
De la trahison dans l’évolution des techniques
C’est en 1802 que le secret du ciment naturel traverse la Manche, grâce à une initiative de contre-espionnage menée par un certain Smith qui indique aux autorités françaises que se trouve sur la côte boulonnaise un galet identique à celui dont use Parker. Le produit issu de ces galets sera appelé plâtre-ciment ou ciment des galets de Boulogne. La faible quantité de matériau disponible ne permit pas une extension de la production, malgré sa très grande qualité. Mais ce premier ciment naturel national « a été l’objet de nombreuses recherches expérimentales et est cité par tous les auteurs de l’époque 7.  »

Le succès du ciment de Boulogne ne détourna pas les ingénieurs français de se consacrer à la fabrication de pouzzolanes artificielles.

Dans ce contexte, en 1806, la remarque de Vitalis, professeur de chimie et secrétaire de l’Académie de Rouen, sur les analyses des chaux de Sainte-Catherine et de Senonches, ouvre des portes nouvelles :  » Il résulte de cette analyse que les pierres à chaux de Senonches et de Sainte-Catherine sont de vraies marnes calcaires dans lesquelles la craie prédomine, il est vrai, mais où l’argile joue un rôle très important; c’est cette proportion d’argile qui, suivant moi, rend maigre (employé pour hydraulique) la chaux de ces deux espèces de pierre, d’où il suit que la présence de l’oxyde de manganèse n’est pas du moins la seule condition pour obtenir une chaux de cette espèce, puisque cette analyse prouve que les pierres dont il s’agit ne contiennent point de manganèse 8.  »

La remarque de Vitalis fut confirmée, en 1813, par Collet Descotil, ingénieur en chef et professeur à l’École des Mines, qui reprend l’analyse de la chaux de Senonches :
 » Cette silice qui n’est point attaquée lorsqu’on dissout dans les acides la pierre calcaire de Senonches, se dissout presque en entier lorsque l’on soumet à leur action la chaux fabriquée avec cette même pierre. La silice doit se trouver par conséquent dans la chaux de Senonches à un état qui la rend propre à éprouver l’action des agents chimiques. Il parait très vraisemblable que la condition essentielle pour qu’une pierre calcaire fournisse de bonnes chaux maigres (hydrauliques) est qu’elle contienne une grande quantité de matière siliceuse disséminée en particules très fines, car il semble peu probable que les très faibles proportions d’alumine, de magnésie et d’oxyde de fer qui peuvent s’y trouver aient une influence très notable sur ses propriétés 9.  »

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La chaux factice de Vicat
C’est finalement Vicat qui, ingénieur au prise avec des difficultés dans les fondations du pont de Souillac dans le Lot, résoudra le problème en 1818 dans un mémoire intitulé Recherches expérimentales sur les chaux de construction, les bétons et les mortiers ordinaires.
La démarche de Vicat consiste à synthétiser l’ensemble des travaux menés jusqu’à lui sur la chaux. Il montre au passage la nécessité de la présence de l’alumine et contredit une opinion répandue depuis les travaux du suédois Bergmann sur la nécessité de la présence des oxydes de fer et de manganèse 10. Comme l’écrit le Rapport de l’Académie de 1819 sur ce mémoire, l’auteur se demande en outre :  » Puisque l’on connaît les compositions que les chaux maigres présentent à l’analyse, ne serait-il pas possible d’en former artificiellement ? L’auteur s’est d’abord posé cette question importante ; et, n’étant point satisfait des procédés qui avaient été indiqués par Guyton, il s’est dirigé par les indications de Saussure dans la synthèse qui l’a conduit à la solution qu’il cherchait.  »

« L’opération (fabrication de la chaux hydraulique), écrit Vicat, consiste à pétrir de la chaux éteinte avec une certaine quantité d’argile grise ou brune ou plus simplement de terre à briques, et à tirer de cette pâte des boules qu’on laisse sécher pour les faire cuire ensuite au degré convenable. On conçoit déjà qu’étant maître des proportions, on l’est également de donner à la chaux factice le degré d’énergie que l’on désire, et d’égaler ou de surpasser à volonté les meilleures chaux naturelles 11.  »

Vicat établit également une classification liée au pourcentage d’argile présente dans le calcaire avant cuisson. Cinq types de chaux se voient donc attribuer un indice : chaux aérienne (0 à 5% d’argile, chaux faiblement hydraulique, chaux moyennement hydraulique, chaux hydraulique, chaux éminemment hydraulique (20 à 30% d’argile).
Cet indice d’hydraulicité représente le rapport pondéral argile/chaux, c’est-à-dire l’équivalent silice+alumine/ chaux + magnésie, qui montre l’importance des éléments acides pour former des combinaisons stables et résistantes à l’eau 12.

Cette expression de chaux factice employée par Vicat, inaugure une ère nouvelle, celle à partir de laquelle la fourniture de ciments naturels ne dépend plus de la géologie. En 1824, John Aspdin, entrepreneur écossais, prit un brevet pour un liant qu’il obtenait par cuisson jusqu’à début de fusion d’un mélange de chaux et d’argile pour obtenir un clinker. Après gâchage à l’eau son produit faisait prise et durcissait rapidement en ressemblant à la pierre de la presqu’île de Portland. Le ciment Portland était né. La suite est une autre histoire…

Lire la suite : Naissance et triomphe du ciment Portland

Notes

1 F-X Deloye : La chaux à travers les âges. Bulletin du Laboratoire des Ponts et Chaussées. N° 201, pp. 94-98, 1996.

2 Cité par A. Guillerme : Bâtir la ville. Révolution dans les matériaux de construction, France-Grande-Bretagne (1760-1840). 1995.

3 Faugas de Saint Fond, Mémoire sur la manière de reconnaître les différentes espèces de pouzzolane, et de les employer dans les constructions. 1780.

4 Rapport fait à l’Académie Royale des Sciences sur un ouvrage de M. Vicat, Ingénieur des Points et Chaussées intitulé recherches expérimentales sur les chaux de construction. 1819.

5 Smeaton cité par E. Leduc : Chaux et ciments. Paris 1904.

6 E. Leduc : Chaux et ciments. Paris 1904.

7 E. Leduc : Chaux et ciments. Paris 1904.

8 Cité par E. Leduc : Chaux et ciments. Paris 1904.

9 Cité dans : Rapport fait à l’Académie Royale des Sciences sur un ouvrage de M. Vicat, Ingénieur des Points et Chaussées intitulé recherches expérimentales sur les chaux de construction. 1819.

10″ L’état dans lequel M. Vicat a trouvé la question rend sa découverte plus remarquable. Pour les uns la brique était trop crue, il ne fallait rien moins que des scories de forge, des laitiers ; pour les autres, l’oxyde de fer était le principal agent, et ils préféraient aux argiles des ocres très ferrugineux ; enfin sur la foi de M. Guyton-Morveau, on a transporté longtemps le rôle essentiel sur l’oxyde de manganèses.  » in Dumas, Traité de chimie appliquée aux arts. Paris 1830.

11 Louis Vicat : Recherches expérimentales sur les chaux de construction, les bétons et les mortiers ordinaires. 1818.

12 J-P. Bombled, Les liants dans la construction, de l’Antiquité à nos jours, CERILH, sans date, non publié.

Sources

J-P. Bombled, Les liants dans la construction, de l’Antiquité à nos jours, CERILH, sans date, non publié.

F-X Deloye : La chaux à travers les âges. Bulletin du Laboratoire des Ponts et Chaussées. N° 201, pp. 94-98, 1996.

Dumas, Traité de chimie appliquée aux arts. Paris 1830. pp. 506-529 : Des diverses pierres à chaux.

Fourcroy de Ramecourt, L’art du chaufournier. 1766

Gay-Lussac, De Prony et Girard : Rapport fait à l’Académie Royale des Sciences sur un ouvrage de M. Vicat, Ingénieur des Points et Chaussées intitulé recherches expérimentales sur les chaux de construction. 1819.

A. Guillerme : Bâtir la ville. Révolution dans les matériaux de construction, France-Grande-Bretagne (1760-1840). 1995.

E. Leduc : Chaux et ciments. Paris. 1902.

A. Royer : Le ciment romain en France : un matériau du XIXe siècle méconnu. Monumental, 2006, 1, pp. 90-95.

Cet article est le résultat de notre coopération avec la revue Ciments Bétons Plâtres et Chaux dans laquelle il est initialement paru. Très riche publication vous y trouverez de nombreuses informations.