Entretien sur l’extraction des sels avec Luc Pelletier, directeur de l’Atelier Tollis


Pouvez-vous, Monsieur Pelletier, nous présenter votre entreprise ?

Tollis, que je dirige depuis 2004, est un atelier de restauration d’œuvres du groupe Aurige. Nous intervenons en restauration-conservation sur plusieurs domaines connexes : la pierre de taille, les décors peints monumentaux, la gypserie, la mosaïque, le marbre et les métaux.

Pour ce qui concerne la pierre, nous pratiquons la restauration et la sculpture d’œuvres. Cette activité nous a conduits à constituer un bureau d’études qui se consacre à la pathologie de la pierre, ce qui nous permet d’intervenir comme sapiteur auprès d’experts et comme acteurs en réparation de sinistres. Dans ce domaine de la pierre, nous sommes également rattrapés par la problématique du plomb, notamment dans la restauration des édifices parisiens, et nous avons donc mis en place des méthodes de déplombage.

Pour en venir à la question de l’extraction des sels qui nous intéresse, cette extraction est-elle toujours une nécessité ?

Tout dépend de la problématique rencontrée. Certains parements sont fort bien conservés avec des teneurs en sels élevées. Les situations sont toujours complexes car les paramètres sont multiples : nature du substrat, exposition, nature des sels, historique des restaurations… L’essentiel est de ne pas rompre l’équilibre qui s’est constitué.
Il reste cependant certain qu’un diagnostic préalable à toute intervention est nécessaire pour comprendre clairement la nature, les mécanismes et les niveaux de pollution par les sels. Ce diagnostic passe, entre autres, par des prélèvements qui permettent l’analyse du support en laboratoire. On voit trop, à Paris par exemple, de restaurations et de consolidations imprudentes qui se sont faites sans ce diagnostic et sans dessalement préalables, opérations dont le résultat est une accélération de la pathologie qui provoque des desquamations sévères des parements.

Le dessalement quand il est pratiqué n’est pas nécessairement complet. Pour la conservation du matériau, il n’est en effet souvent ni nécessaire, ni même souhaitable, de descendre sous le seuil de concentration défini par les travaux du LRMH (1). A cette fin, nous effectuons des prélèvements en zone saine et en zone altérée et définissons le seuil à partir duquel la concentration devient nuisible.

Pour optimiser le diagnostic, nous avons d’ailleurs mis au point un petit appareil de mesure de turbidité qui nous permet une première approche du chantier et dont les résultats déclenchent une campagne d’investigations plus poussées, si nécessaire, sur telle ou telle zone.

Notre expérience nous montre que la bonne pratique qu’est la cartographie de la salinité du parement préalable à toute intervention n’est pas encore uniformément répandue en France.

Une fois le diagnostic fait, quelle solution adoptez-vous ?

La solution, c’est la compresse… mais il n’y a pas de solution unique, car les supports sont différents et les sels sont différents. De plus, un même sel peut se comporter différemment en fonction du support et sur un même support en fonction de son exposition. Nous recherchons donc la formulation de compresse adaptée à chaque cas spécifique. Pour notre part, nous n’utilisons donc pas les compresses industrielles disponibles : moyennes partout, elles ne sont optimales ni pour l’efficacité du traitement, ni en termes économiques parce qu’elles amènent à multiplier le nombre de passes.

Vous travaillez donc spécifiquement sur les compresses…

C’est une nécessité pour nous. Quelle échelle commune y a-t-il entre la porosimétrie d’un tuffeau de 4 microns et celle d’une pierre de Saint-Maximin de 18 ou 19 microns ? La définition de la structure poreuse de la compresse est essentielle, car l’advection, qui est en quelque sorte le moteur du dessalement, est liée à la relation adaptée entre la porosité du support et celle de la compresse.

Quelle est la composition d’une compresse ?

Il s’agit de cellulose, de poudre de marbre ou de sable à granulométrie contrôlée, du type des sables de mortier de résine et d’argile dont le type dépend des besoins du chantier de dessalement. Cette composition reste assez empirique : si la porosimétrie mercure d’une pierre est aisée à faire, la composition adéquate de la compresse n’est pas donnée d’un coup ; nous procédons donc par essais progressifs d’adaptation.
Nous travaillons également particulièrement la maniabilité : nous devons en effet bien maîtriser l’épaisseur de la compresse, maîtrise qui ne s’obtient qu’au moyen d’une projection mécanique.

Pourquoi cette nécessité d’une épaisseur homogène ?

Nous avons constaté que les variations d’épaisseurs impliquent des mobilisations différentielles de sels qui aboutissent à la formation d’auréoles. Le contrôle de l’épaisseur de la compresse est donc un garant de la qualité du rendu esthétique. Dans tous les cas, un dessalement mal commencé est rarement rattrapé car il est difficile, ensuite, d’abaisser les concentrations salines.

Comment en êtes vous venus à cette réflexion sur la nature et la qualité des compresses ?

Au début de notre activité, nous avions mis au point un système de nettoyage des parements qui était séduisant, mais dont l’effet induit était qu’il mobilisait les sels solubles par humidification et les faisait migrer par diffusion. Il y a donc un rapport entre nettoyage et dessalement. Nous avons ensuite constaté les propriétés advectives d’une laine de roche projetée sur un parement et serrée par talochage.
C’est à cette même époque, dans les années 2007 – 2008, que le LRMH sous l’impulsion des travaux de  Véronique Vergès – Belmin, introduit en France les compresses utilisées en Italie, sur le chantier de l’église Saint-Philibert à Dijon, notamment, sous la direction d’Eric Pallot. Chantier qui servira ensuite assez largement de champ d’expérimentation pour le dessalement par compresses.

Pouvez-vous nous décrire un peu ce chantier ?

Volontiers et d’autant plus qu’il est assez emblématique du problème que pose les sels. Cette église date du 12e siècle. A la révolution, elle sert de grenier à sel. En 1972, on y installe du chauffage sur une dalle de béton. Les désordres consécutifs sont spectaculaires : les remontées d’humidité chargées de sels s’effectuent alors sur les piliers qui servent de mèches. Lorsqu’on rentre dans l’église, ils semblent être rongés par des castors géants.
Le dessalement n’a de sens que si l’on tarit la source génératrice de la migration saline. La décision est donc prise de réaliser une barrière étanche assez audacieuse : on découpe une saignée à la base des piliers au moyen d’un fil diamanté. A l’avancement de la découpe, on introduit des lames d’inox de 1 cm d’épaisseur qui d’une part assurent le calage et dispensent de l’étaiement et d’autre part, participent à l’étanchéité. Après le découpage complet de la base des piliers, une résine époxy a été injectée pour empêcher les remontées capillaires.

L’extraction des sels par compresses est donc maintenant une technique éprouvée ?

Oui, cette technique permet un dessalement efficace dans la limite des seuils tolérables que nous avons évoqués et l’étude préalable permet d’adapter au plus juste la structure poreuse de la compresse à celle du substrat pour créer une advection efficace. L’humidification qu’on pratiquait auparavant n’est plus nécessaire car l’humidité de la compresse est suffisante, ce qui permet de modérer la mobilisation non souhaitée des sels. Enfin il convient de rappeler que la qualité du dessalement étant dépendante des conditions d’exposition du parement (ensoleillement ou vent), des moyens de contrôle de l’assèchement doivent être prévus. Pour terminer, la rapidité des passes successives est également un élément clé de la réussite.

Pour ouvrir les perspectives, je rappellerais volontiers que la première opération de dessalement, c’est le nettoyage. Ainsi, la problématique de déplombage des pierres du Louvre nous a amenés à concevoir des compresses dont l’advection tend elle-même vers le nettoyage : elles incorporent trois argiles différentes dont les séchages progressifs agissent comme autant de tuilage dans le temps pour l’extraction et le piégeage des particules de plomb.

 

L’étude SCOST (Salt Compatibility of SurfaceTreatment) menée par le LRMH entre dans le cadre d’un programme européen sur lacompatibilité de traitements avec des pierres contaminées par des sels. Réalisée en 1999-2001 en collaboration avec le Polytechnico de Milan, l’IRPA, et coordonnée par TNO (Pays-Bas), elle avait pour but de déterminer des seuils de teneurs acceptables en sels solubles pour un traitement hydrofuge en fonction des caractéristiques des pierres.

Miquel A., Bromblet P, Vergès-Belmin V., Binda L., Baronio G.E., De Witte E., De Clercq H., Van Hees R., Broken H.,
« Experiments on the compatibility of apolysiloxanic treatment withsubstrats loaded with sodiumsulphate: influence of the physical properties of the subtrates on the salt content limit », in Proceedings of theThird International Conference on surface technology with water repellent agents, Hydrophobe III, Hanovre, 25-26 septembre 1995, Université d’Hanovre, Allemagne,
Aredificatio Publishers GmbH, Fribourg, 2001, p. 203-217.

On en trouve également un résumé dans la revue Monumental de 2002.