25 ans d’évolution dans la restauration des monuments historiques

Entretien avec Pierre Mérindol, restaurateur et chef d’entreprise

merindolPierre Mérindol, à partir de votre expérience d’ouvrier et de chef d’entreprise, pouvez-vous nous décrire l’évolution des pratiques de la restauration dans le domaine des monuments historiques ?
Bien qu’étant provençal, je vais vous faire une réponse de normand : beaucoup de choses ont changé… et beaucoup de choses n’ont pas assez changé.
Beaucoup de choses ont changé : imaginez que jusque dans les années soixante, dans l’atelier qu’avait crée mon père et où j’ai appris le travail, nous étions des maçons, des sculpteurs, des plâtriers, des tailleurs de pierre, des staffeurs…
Nous étions des hommes du bâtiment, héritiers directs des artisans du 19e siècle. Mon père avait reçu, aux Beaux-Arts, une formation générale en sculpture, peinture, décoration et le staff chez son « patron » en apprentissage. Il avait ensuite été admis, en 1947, au concours pour être sculpteur en monuments historiques…
Nous étions alors très loin des problématiques actuelles de la restauration. L’intervention sur les monuments historiques consistait alors souvent à refaire ; c’est assez normal dans un milieu où le savoir faire est lié à la reproduction. Pour le reste, on maquillait. On pourrait assimiler cela à un bricolage où chacun avait sa recette : son savoir faire…

« …jusque dans les années soixante, dans l’atelier qu’avait crée mon père et où j’ai appris le travail, nous étions des maçons, des sculpteurs, des plâtriers, des tailleurs de pierre, des staffeurs… Nous étions des hommes du bâtiment, héritiers directs des artisans du 19e siècle. »

Comment datez-vous le changement ?
Le grand lessivage, le grand nettoyage de Malraux sur les monuments historiques est un tournant…contradictoire ! Ne lui jetons pas la pierre. Je crois qu’il a réellement changé le regard porté jusqu’alors sur nos monuments ; changer ou même susciter le regard, cela, c’est vraiment une façon de les faire exister à nouveau.

Cette politique fut donc un déclencheur, aussi bien d’intérêt pour les bâtiments… que d’altérations pour les pierres et les façades ! On n’y allait pas avec le dos de la cuiller… On sablait à tour de bras. Dans le métier on parlait de « tirer à la chevrotine », et le nettoyage dans les devis, coûtait beaucoup moins cher que le montage de l’échafaudage. Les altérations consécutives à ce blanchiment ont amené une réflexion scientifique sur les processus à l’oeuvre au sein même du matériau. La première conclusion de cette réflexion est de bon sens : rappel à la prudence, qui doit constamment présider à toute intervention.

Une profession et des spécialistes pourtant, ont tiré la sonnette d’alarme : c’est celle des archéologues, des conservateurs de musée, des historiens…. L’attention à l’information véhiculée par le matériau étant une méthode, toute modification ou transformation doit, selon eux être mesurée, etc… En tout cas, grâce à toutes ces personnes et à leurs avis j’ai cheminé en direction d’une éthique de la restauration, qui par ailleurs faisait débat dans d’autres pays d’Europe (Italie, Angleterre..) en France aussi vivante depuis la Révolution, et Victor Hugo, Rodin….
Comment les avancées scientifiques et déontologiques se mettent-elles en oeuvre dans la pratique de la restauration ?
Lentement !
Peu de spécialistes existent au tournant des années soixante-dix : le labo du LRMH de Champs sur Marne est créé en 1970. On en avait bien besoin. Il est vite débordé. Des produits (consolidants, hydrofuges) existent… mais sur le marché étranger, notamment en Italie ou aux Etats-Unis. Il faudra du temps pour qu’ils deviennent d’emploi courant… et utilisés en France.
A cette lenteur, je vois une explication : les entreprises qui interviennent sur les monuments historiques, en France, sont alors des entreprises familiales, qui, au fond, à cette époque, n’intéressent personne. La succession familiale, l’apprentissage dans le cadre de la tradition, génèrent une forme d’autarcie et de marginalité qui rendent difficile la modification des approches et des méthodes.
A une époque, quand nous disions que nous étions restaurateurs, tout le monde croyait que nous tenions un restaurant ! Le fait même de s’intéresser aux problématiques de la restauration est mal perçu dans les entreprises de bâtiment spécialisées dans les monuments historiques, au sein desquelles le geste technique doit s’affirmer dans une réfection ou un remplacement. Limiter l’intervention c’est porter atteinte à l’expression du métier. Nous sommes là dans une véritable contradiction culturelle.

« A une époque, quand nous disions que nous étions restaurateurs, tout le monde croyait que nous tenions un restaurant ! Le fait même de s’intéresser aux problématiques de la restauration est mal perçu dans les entreprises de bâtiment spécialisées dans les monuments historiques, au sein desquelles le geste technique doit s’affirmer dans une réfection ou un remplacement. Limiter l’intervention c’est porter atteinte à l’expression du métier. Nous sommes là dans une véritable contradiction culturelle. « 

Cette culture de la restauration, comment se constitue-t-elle ?
Pour ma part elle est venue par ma famille et par mes études en général : intérêt pour l’histoire, la philosophie, l’art, mais aussi l’observation, les sciences, la chimie… Prenons l’exemple des décors peints. Pour sortir de la pratique du maquillage que j’évoquais tout à l’heure, il a fallu trouver nous-mêmes (ceci était valable pour d’autres restaurateurs) des labos de chimie dont nous avions besoin pour conduire des analyses : à Avignon, à Bordeaux, à Poitiers, à Lyon. Les scientifiques étaient étonnés qu’on vienne les trouver et qu’on ait besoin d’eux et puis ils se sont passionnés pour nos demandes. Je me souviens du premier radiologue chez lequel j’avais apporté une sculpture en carton pâte… Anecdote qui révèle le décalage et donc l’incompréhension !

Ce qui est extrêmement fructueux, c’est l’échange réciproque entre les praticiens et les scientifiques, qu’ils soient chimistes ou historiens ! Je dois dire que, dans ce domaine de l’écoute et de l’échange d’informations, ma rencontre avec le Lerm a été passionnante. J’y ai rencontré des personnes ouvertes à ce dialogue et à cette approche. Ces échange sont nécessaires. Ce sont eux qui constituent cette culture de la restauration (je me situe là, en dehors des écoles de formation), mais ces échanges rencontrent des obstacles qui peuvent l’arrêter et bloquer l’évolution : les travailleurs du bâtiment, compte tenu de ce que sont encore leur orientation et leur formation, peuvent nourrir un complexe à l’égard du diplômé qui intervient sur un chantier, au point de mépriser ses avis et ses préconisations. Il y a deux eux mondes, ceux qui ont appris à l’école et ceux qui ont appris en faisant et refaisant sur le chantier ou en atelier.

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« Ce qui est extrêmement fructueux, c’est l’échange réciproque entre les praticiens et les scientifiques, qu’ils soient chimistes ou historiens ! »

A noter : souvent, les scientifiques ou les architectes des monuments historiques ne perçoivent pas toujours le savoir pratique des ouvriers qui, quand il existe encore, a pourtant édifié, bien avant qu’il y ait des scientifiques, les monuments qui sont aujourd’hui l’objet de leurs études. La restauration est à cheval sur de nombreuses compétences, elle mobilise de nombreux métiers. Ses progrès sont sans doute freinés par de très humains problèmes de communication, de concurrence et de distinction. Autre obstacle, peut-être : le fait que les bâtiments sont… des bâtiments, justement ! Vous travaillez sur un portail roman sculpté, je vous garantis que l’étude scientifique et que le protocole expérimental seront moins poussés que si l’on avait déposé les statues pour les conserver dans un musée. L’objet d’art et le bâtiment n’ont certainement pas le même statut et ne bénéficient pas des mêmes moyens.

Quels sont les progrès que vous jugez décisifs dans la restauration ?
Indiscutablement, le laser pour le nettoyage de la pierre. Ensuite, la chimie pour la protection et la consolidation des pierres. Je considère également que tout le dispositif d’étude préalable lié à l’émergence aujourd’hui formalisée d’une éthique de la restauration donnent du sens et des limites aux interventions. Le sens et les limites de ce que nous faisons sur des témoins du passé, cela est très important.

Et les voies du progrès ?nettoyage-laser-eglise-caen_0
Beaucoup a déjà été fait, les acquis scientifiques et déontologiques sont là ; il faut réussir à injecter cet acquis dans les métiers, pour que cela se traduise sur les chantiers : cela passe par le dialogue, l’écoute, le respect et la curiosité mutuelle, la reconnaissance des savoirs pratiques et issus de l’expérience. C’est bien tout là l’enjeu de la formation.
La connaissance intime de la pierre est globalement au point : microstructure, transferts, mécanismes de dégradation. Il faudrait maintenant mettre le paquet sur la recherche appliquée, car j’ai l’impression que malgré les progrès de nos connaissances fondamentales, nous utilisons depuis 25 ans à peu près les mêmes produits.
Une piste serait également intéressante, c’est celle du retour sur expérience de restauration. Elle n’est à mon sens pas assez empruntée. Il faudrait revenir sur des cas complexes et évaluer, à distance, les choix faits, les exécutions menées, non pour juger mais pour comprendre et progresser, en restant vigilant dans l’accompagnement des oeuvres, progresser dans la conservation et l’entretien.
Enfin les progrès acquis et ceux souhaitables peuvent toujours buter sur des questions de coût. Il faut rester attentif à ce que, pour des questions de budget, on n’emballe pas dans un discours de la restauration maintenant bien rôdé ce qui au bout du compte ne serait, in situ, que de la néo-restauration.

 » Beaucoup a déjà été fait, les acquis scientifiques et déontologiques sont là ; il faut réussir à injecter cet acquis dans les métiers, pour que cela se traduise sur les chantiers : cela passe par le dialogue, l’écoute, le respect et la curiosité mutuelle, la reconnaissance des savoirs pratiques et issus de l’expérience. C’est bien tout là l’enjeu de la formation. »

 

Propos recueillis par Philippe Souchu, documentaliste au Centre de documentation du Lerm. Juin 2013.