Entretien avec François Théry, Expert en valorisation de déchets industriels, et Emmanuel Branche, Référent environnement industriel chez EDF Hydro
Quelle est la fonction d’EDF Hydro et quelle est la part de la production d’électricité issue de l’énergie hydraulique en France ?
EB : La production hydroélectrique, la première des énergies renouvelables et une énergie décarbonée, représente entre 10 et 12% de la production d’électricité en France. Nous exploitons 433 centrales hydroélectriques, qui représentent 50 000 hectares de retenues et 34 000 hectares de foncier (privé et concédé). EDF Hydro est la branche d’EDF qui gère ces centrales hydroélectriques.
Parlons de la gestion des sédiments de retenues artificielles. Pourquoi s’avère-t-elle nécessaire ?
EB : La gestion des sédiments répond à quatre objectifs.
- Le premier est d’assurer la continuité sédimentaire. Nous avons affaire à des cours d’eau naturels. La réglementation oblige à maintenir les sédiments dans ces cours d’eaux, afin de préserver une continuité et la biodiversité notamment. Mais cela rend aussi d’autres services aux écosystèmes. Les sédiments séquestrés dans les barrages doivent, tant qu’il est possible, être pompés et reversés par dilution en aval.
- Mais il s’agit également d’assurer la sécurité des ouvrages. Le cumul de sédiments peut empêcher le fonctionnement de certains dispositifs, telles les vannes de fond qui servent, en cas de fortes crues par exemple, à évacuer de l’eau et à éviter que le barrage ne soit détérioré.
- Le troisième objectif est de limiter la perte de productible (énergie produite). Le dépôt de sédiments diminue le volume disponible pour stocker l’eau, ce qui induit une perte de production potentielle d’électricité.
- Enfin, nous devons maintenir la navigation. Le surplus de sédiments peut amener les bateaux à toucher le fond de la voie d’eau et les empêcher de circuler.
Ces problématiques ne concernent pas toutes les retenues hydroélectriques ?
EB : Le phénomène de sédimentation provient de l’érosion naturelle des bassins versants. Or, il varie en nature et en vitesse selon la géologie du lieu et les conditions locales. Par conséquent, la nécessité et la fréquence des curages à réaliser diffèrent d’une retenue à une autre.
Concrètement, comment réalisez-vous techniquement l’opération de continuité sédimentaire ?
EB : La continuité sédimentaire est la solution prioritaire de la gestion des sédiments. Environ 92% de nos sédiments répondent au besoin de la continuité sédimentaire (i.e. restent dans le cours d’eau) et 8% sont gérés à terre.
Nous procédons à ce qu’on appelle le pompage-dilution : les sédiments sont pris à un endroit où la vitesse de l’eau est lente, et replacés là où la vitesse est plus rapide. C’est réalisé de façon parcellaire, car il ne doit pas y avoir trop de matières en suspension pour ne pas impacter à la fois la biodiversité qui se trouve en aval, et les autres usages. Cette opération de pompage-dilution se réalise grâce à des sortes de grands aspirateurs installés sur des barges qui pompent et rejettent à l’aval, potentiellement via les turbines ou les ouvrages de manœuvre.
Nous effectuons également des tests sur des robots innovants, des sortes de petits tanks amphibies, qui pourraient réaliser ce dragage. Ils peuvent se déplacer sans nécessité qu’il y ait de barges sur place et permettent d’obtenir des tracés efficaces de pompage par géolocalisation.
Un projet européen sur cette innovation et regroupant différents partenaires est en cours de montage. EDF en tant d’exploitant responsable souhaite limiter l’impact de la gestion sédimentaire sur la production et l’environnement.
Dans ce cadre, EDF a développé en partenariat la solution de dragage Nessie®, qui supprime les contraintes sur les aménagements en s’adaptant à la production et aux critères environnementaux. Cette solution est équipée d’un système de mesure et de régulation des Matières En Suspension (MES) performant, permettant de s’adapter aux variations et de rétablir une continuité sédimentaire proche du naturel pour optimiser les dragages.
Pouvez-vous exposer ce que la gestion des sédiments représente pour EDF ?
FT : EDF exploite et entretient plus de 600 barrages. 460 000 m 3 de sédiments sont dragués chaque année, dont 60 000 m3 de sédiments fins.
Ce sont les sédiments fins, ceux dont la granulométrie est inférieure à 200 microns, pour lesquels nous recherchons des voies de valorisation possibles, sachant que les sédiments grossiers, les sables et les graviers, relèvent d’une voie de valorisation déjà toute tracée et facile dans le béton.
Les sédiments sont clairement entrés dans le périmètre réglementaire des déchets depuis la publication de la directive sur les déchets de 2008 et transposée en droit français en 2010. Cela nous donne des obligations de valorisation.
EB : Dans le cadre de sa politique de développement durable, EDF s’est défini une obligation forte de valoriser 90% de ses déchets. Nous cherchons dans cette même optique à valoriser les sédiments de nos barrages qui une fois déposés à terre prennent le statut de déchet.
Pourquoi une démarche R&D en gestion des sédiments fins a-t-elle été initiée ?
FT : Cette démarche était issue de notre volonté d’acquérir une solide connaissance du sujet et de réaliser une exploration réfléchie des voies possibles de valorisation. Elle s’est inscrite sur une durée de près de 8 ans, et a abouti à la définition d’une stratégie de recherche de solutions de valorisation des sédiments.
Comment s’est-elle déroulée ?
FT : L’approche que nous avons adoptée trouve son origine dans ma formation à l’Ecole Nationale Supérieure de Céramique Industrielle (ENSCI). La céramique se retrouve dans toutes sortes de productions, des assiettes aux moteurs, en passant par les briques et tuiles, les produits réfractaires, jusqu’à des produits parfois très sophistiqués. Il se trouve en effet que cette formation a induit deux angles d’approche dans notre gestion des sédiments, celui de la matière première et celui de la relation producteur-acheteur de matériaux. Ils ont véritablement fondé notre démarche.
En bref, dès le départ, je n’ai pas considéré le sédiment comme un résidu pollué, sale et problématique, mais comme un matériau contenant des matières minérales (argiles, feldspaths, calcaire) et donc révélant potentiellement des matières premières que nous pouvions questionner quant aux utilisations dans l’industrie. En nous interrogeant sur les besoins directs de fabricants acheteurs en recherche de matières premières, la perspective que le sédiment pouvait représenter un gisement source de matière exploitable pour certains d’entre eux pouvait s’envisager.
Concrètement, comment avez-vous procédé ?
FT : La première phase de nos travaux a consisté à identifier les gisements de sédiments et définir leur adéquation aux cahiers des charges des matières premières éligibles à différentes filières industrielles. Il s’agissait d’une démarche assez innovante, la recherche des spécifications techniques des matériaux utilisés dans certaines filières était assez difficile, avec des interlocuteurs peu préparés à ce questionnement.
La thèse réalisée par Baptiste Anger, « Caractérisation de sédiments fins de retenues hydroélectriques en vue d’une orientation vers des filières de valorisation matière » (1) a ainsi permis la production d’un outil d’aide à la pré-orientation de sédiments vers des filières.
Ces travaux ont également inclus de façon systématique la recherche de l’éligibilité territoriale par un inventaire géographique des industries proches de chacun des gisements. La création de base de données géographiques est aussi très innovante, les informations sont dispersées et parfois difficiles d’accès.
Cette première phase vous a-t-elle permis de déterminer des filières plus propices à la valorisation des sédiments ?
FT : Elle a permis de définir des filières pour lesquels l’usage des sédiments paraissait les plus réalistes. Nous avons alors souhaité approfondir la faisabilité technique des filières « Liants hydrauliques » et « Agronomique » en nous appuyant sur l’expertise de différents acteurs de terrain et scientifiques, tels que l’ATILH, le CEREMA, l’ENSCI, Agrocampus Ouest et le lerm.
C’est ainsi que la thèse d’Antoine Faure, « Capacité d’un sédiment à se substituer aux matières premières de l’industrie des liants hydrauliques » (2) a permis de conclure que la plupart des sédiments fins de barrage sont aptes à remplacer une partie (10 à 15%) des matières premières usuelles des cimentiers. Les analyses ont été réalisées par le lerm, que nous avons sollicité à la fois pour la compétence d’Isabelle Moulin, directrice du département « Economie circulaire et traitement des déchets » et pour la fiabilité des tests et résultats menés par le laboratoire. En outre, nous pouvions compter sur la compréhension de la démarche « matière première ».
La thèse de Gaëtan Fourvel, « Capacité d’un sédiment à se substituer à des terres végétales en construction de sols » (3) a, quant à elle, proposé une typologie de sédiments adaptés à la construction de sol. Elle se base sur les propriétés intrinsèques des sédiments combinés aux usages envisagés des sols à construire.
EB : les deux grandes voies qui se profilent sont véritablement la valorisation minérale (ciment, béton, techniques routières, céramiques/terre cuite, comblement de carrières) et l’agronomie (restructuration de sols, renaturation…).
Et qu’en est-il de la présence de contaminants dans les sédiments ?
EB : les sédiments provenant de l’érosion naturelle et nos ouvrages se situant plutôt en haut des bassins versants où ne se trouvent pas beaucoup d’industries et d’activités, nos sédiments ne sont pas pollués. 90% d’entre eux sont inertes et les autres 10% sont non dangereux.
Par exemple, si des teneurs plus élevées en élément arsenic apparaissent ponctuellement, elles sont généralement dues au fond géochimique local, c’est-à-dire aux teneurs naturelles en arsenic des roches du bassin versant. Cet exemple est valable pour bon nombre de paramètres physico-chimiques : les spécificités des roches et sols locaux se retrouvent dans les sédiments accumulés dans les ouvrages.
FT : La deuxième phase de la démarche R&D et EDF Hydro a effectivement consisté à évaluer les teneurs en polluants des sédiments. Nous avons réalisé une analyse croisée des caractéristiques environnementales des sédiments (sur près de 500 échantillons de la base interne EDF et environ 10 000 échantillons de l’étude INERIS de 2010 (4)) et des critères d’entrée des filières (spécificités environnementales dans les domaines réglementaire et technique). Cela nous a permis d’estimer la proportion de sédiments potentiellement valorisables dans chacune de ces filières ainsi que les éléments chimiques potentiellement les plus bloquants. Il apparait que les sédiments sont majoritairement éligibles au regard des critères environnementaux pour les usages envisagés et donc adaptés aux filières de valorisation retenues et étudiées. La présence de contaminants dans les sédiments fluviaux est généralement liée à un contexte local (contexte urbain, industriel ou fond géochimique).
Au final, quels sont les bénéfices envisageables de la valorisation des sédiments ?
FT : Les sédiments ne peuvent pas constituer le composant majeur des matériaux utilisés par les filières industrielles identifiées mais ils peuvent représenter un complément de matériau permettant de réaliser des économies sur l’achat de la matière première habituellement acquise.
Leur usage favorise également l’économie des ressources minérales. Le fait qu’ils soient utilisés en complément et non en composant majoritaire ne contraint pas à une modification importante et coûteuse du dispositif de fabrication. La notion d’éligibilité territoriale, à savoir cibler les industries faisant partie des filières de valorisation mais proches géographiquement des gisements de sédiments, s’inscrit complètement dans une démarche de développement durable et d’économie circulaire.
Quel a été l’aboutissement de ces travaux et quelle suite a été donnée ?
FT : L’ensemble de la démarche a permis de faire connaitre nos sédiments sous un éclairage nouveau : ce sont des gisements de matières premières, qui dans certains cas peuvent se substituer aux entrants de certaines filières. Une des clés est de faire comprendre que la valorisation des sédiments ne peut passer que par une bonne connaissance des propriétés physico-chimiques des matériaux. Cette démarche a un coût qui me semble justifié quand on mesure le potentiel d’économie matière que cela peut permettre d’obtenir.
Nous continuons à instruire, sur le terrain maintenant, les possibilités offertes par les liants hydrauliques et les filières liées au génie civil. L’industrie céramique est certainement une filière sérieuse qu’il faut continuer à creuser. La filière sol (agronomie) est la première à réaliser des expérimentations de valorisation de sédiments fluviaux. Dans certaines régions les agriculteurs perdent une partie de leurs sols par érosion, on commence à utiliser ces sédiments pour reconstituer les sols.
EB : Nous travaillons en collaboration avec des agriculteurs, les Chambres d’Agriculture et les autorités, DREAL et DTT, autour par exemple, de l’intérêt d’utiliser du sédiment mélangé à du fumier ou à du compost dans des sols qui sont en montagne lavés par des évènements extrêmes et par certaines pratiques agricoles.
Plusieurs projets pilotes sont menés. Deux opérations récentes sont en phase de contrôle :
Au Mont-Cenis où se trouve une retenue hydroélectrique, nous travaillons sur la reconstitution de sols sur des parcelles en AOP Beaufort, avec des sédiments, certains d’entre eux étant mélangés avec du compost. Le projet est en phase de suivi et les premiers résultats sont très concluants.
Dans le centre de la France, près de la retenue de l’Escaumel, des terrains agricoles sont très fortement érodés de par une pratique ancienne de labour profond. Une expérimentation est actuellement menée à grande échelle, sur plusieurs milliers de mètres cubes, de restructuration des sols par un apport de sédiments. Les résultats sont également très encourageants.
F.T : Les travaux de R&D nous ont aussi permis de renforcer nos partenariats réalisés ces dernières années, mais aussi de nous rapprocher de VNF (Voies Navigables de France) qui a des problématiques équivalentes. La mise en place d’une collaboration plus étroite est en cours, pouvant déboucher sur différents projets en partenariats. C’est ainsi que nous avons organisé conjointement une conférence-débat en 2019 ouverte aux spécialistes de la question.
Enfin, un groupe de travail du CEREMA, associé à VNF et EDF, se lance dans l’élaboration d’un guide sur la valorisation des sédiments en agronomie.
Enfin, l’ensemble de notre démarche a débouché sur la définition d’une stratégie pour la valorisation de nos déchets, que l’on a nommé C.L.E. pour : Connaître, Localiser, Evaluer.
- La première étape « Connaître » recherche l’adéquation entre un déchet et des filières de valorisation d’un point de vue essentiellement technique ;
- La seconde « Localiser » tente de résoudre la question importante de la localisation des installations correspondant aux filières et situées au niveau du territoire, dans un périmètre économique jugé acceptable ;
- Enfin « Évaluer » est un guide pour aider le gestionnaire de déchets à rechercher l’installation qui répond à la meilleure performance.
Cette dernière étape a été développée dans la thèse de Mickaël Buronfosse « Conception d’un outil multicritères d’aide à la décision pour la valorisation des déchets industriels » (5), qui a élaboré un outil d’aide à la décision, basée sur une analyse multicritères de comparaison des différentes possibilités de gestion selon cinq dimensions (réglementaire, environnemental, économique, territorial, technique).
Cette stratégie C.L.E. a été soumise à la commission « Economie circulaire » de l’AFNOR, en vue d’une présentation à une commission ISO.
La première partie « Connaitre» a été développée dans un ouvrage auquel j’ai participé, et issu d’une démarche participative au sein du réseau RECORD : Déchets et économie circulaire, conditions d’intégration pour une filière industrielle. Publié en 2016 chez Lavoisier Tec & Doc.
Quel est l’avenir de la valorisation des sédiments ?
EB : Un projet d’arrêté pour la sortie du statut de déchets (SSD) (6) des sédiments et des terres excavées est en cours d’élaboration. Le sédiment passerait alors du registre de déchet que l’on cède moyennant un certain coût, à celui de ressource, pour laquelle l’acquéreur offrirait un paiement.
Aujourd’hui, le statut de déchet revêt une image négative autour des sédiments fluviaux, bien qu’ils soient non dangereux. Ce changement de statut permettrait de modifier la perception habituelle du sédiment. Des opérations de curage de volumes importants de sédiments dans certaines retenues (non nécessaires actuellement) pourraient devenir pertinentes et s’avérer neutres financièrement, voire éventuellement bénéficiaires. Grâce à cela, de plus grandes quantités de matériaux sédimentaires entreraient dans l’économie circulaire.
Le sédiment est réellement partie intégrante du développement durable. Il vient de la terre, passe en rivière, et après analyse, peut revenir sur les terres, et favoriser ainsi une moindre utilisation d’autres ressources naturelles …
Le sédiment peut alors être envisagé comme un apport de culture fertile. Mais c’est uniquement un matériau de substitution d’une ressource naturelle qui se révélera manquante, et ses bénéfices s’évalueront plutôt par exemple en coût évité de gestion des ressources naturelles dans un premier temps, et de coût évité de CO2 dû au transport.
La mise en place de vraies filières de gestion n’en est qu’à son début. Tout ce que les acteurs réalisent dans ce secteur aujourd’hui sont des opérations pilotes, même si cela peut représenter des milliers de mètres cubes, et ne se trouve pas encore à l’étape de phasage industriel.
Nous continuons à travailler également dans la voie de valorisation minérale, avec les cimentiers, qui se trouvent eux aussi confrontés à la raréfaction de leurs ressources minérales.
(1) Baptiste Anger. Caractérisation des sédiments fins des retenues hydroélectriques en vue d’une orientation vers des filières de valorisation matière. Géotechnique. 2014. (Université de Caen Basse Normandie, Centre de Géomorphologie M2C, EDF R&D)
(2) Antoine Faure. Capacité d’un sédiment à se substituer à la fraction argileuse de la matière première de l’industrie des liants hydrauliques. Matériaux. 2017. (Université de Limoges, EDF R&D, lerm, ATILH)
(3) Gaëtan Fourvel. Valorisation agronomique des sédiments fins de retenues hydroélectriques en construction d’Anthroposols fertiles. Sciences de la Terre. 2018. (Agrocampus Ouest, EDF R&D, CEREMA)
(4) INERIS. Qualité chimique des sédiments fluviaux en France : synthèse des bases de données disponibles. Rapport d’étude, 2010.
(5) Université de Technologie de Troyes, CNRS, ICD – CREIDD, UMR 6281, Université de Nantes, LEMNA
(6) Projet d’arrêté fixant les critères de sortie du statut de déchet pour les terres excavées et sédiments ayant fait l’objet d’une préparation en vue d’une utilisation en génie civil ou en aménagement.