Entretien avec Rudy Ricciotti, architecte

ricciottiRudy Ricciotti, vous fondez votre agence d’architecture en 1980… le LERM naît en 1987… Nous sommes de la même génération, et Arles pourrait nous réunir ; nos regards sur l’évolution des matériaux et du béton notamment se croisent forcément. Que demandez-vous aujourd’hui au béton que son évolution de ces dernières années vous autorise ?
Les Bétons fibrés à ultra-hautes performances (BFUP), le Ductal comme le BSI, sont des matériaux incontournables pour réaliser grâce à des performances mécaniques élevées, des architectures fines et élancées. La présence de fibres dans le BFUP permet à l’ouvrage de s’affranchir des aciers passifs et entraîne donc l’élimination des épaisseurs d’enrobage et la réduction des épaisseurs structurelles et des équarrissages… Il est ainsi possible de réaliser des tabliers de passerelles de seulement 3 cm d’épaisseur. Grâce à la réduction de la quantité de matériau à installer, le temps de manutention et de mise en œuvre d’une résille par exemple est également diminué.
Par ailleurs, ce béton, qui ne craint ni la corrosion ni l’encrassement, ne nécessite ni protection, ni entretien. Non poreux, le BFUP résiste parfaitement bien aux agressions chimiques et polluantes (ions chlorures, sulfates et carbonatation), à l’écaillage, aux chocs, à l’usure et à l’abrasion. Dans certains domaines des cibles HQE, il est plus performant que l’acier, dans d’autres, il est voisin.
Les projets utilisant les BFUP prennent un tour innovant et constituent un défi structurel. Ils interrogent la forme par l’exploration de la matière ; des cas de figure uniques en leur genre apparaissent et permettent des premières mondiales. Les frontières sont repoussées liant étroitement ingénierie de haut niveau et vision architecturale.
Vous n’êtes pas si nombreux à utiliser, dans vos créations, ces innovations technologiques que sont les BFUP… L’architecture contemporaine a-t-elle bien saisi les potentialités de ces matériaux, pour lesquels les propriétés de résistance à la traction défient les usages traditionnels ?
Cette technologie va réformer en profondeur les certitudes et écritures architecturales. Le thème du travail à la compression sera aussi important que le travail en flexion. Ingénieurs comme architectes se trouveront donc confrontés à enrichir leurs regards partagés sur les ouvrages en béton.

« Je refuse de m’inscrire dans la rupture, je revendique la continuité sur la perspective historique, bien évidemment.

J’ai une relation de l’ordre de « amour/haine » avec la modernité. Sa dimension morale et puritaine m’exaspère. »

 

Le lerm en tant que laboratoire tient les deux extrémités de la chaine des matériaux, avec d’un côté l’étude des matériaux minéraux traditionnels bien connus dans le patrimoine, et de l’autre le développement de matériaux innovants tels que les BFUP et autres, pour les industriels… et vous, architecte qui modifiez résolument les paysages urbains, comment vous situez-vous sur la question du patrimoine (quelques pistes de réponse : sur la politique de conservation des édifices protégés, sur le renouvellement urbain et conservation de l’identité des villes, etc…) ?
Comprendre la continuité entre patrimoine et création, entre histoire et contemporanéité, c’est ne pas oublier alors une clé de lecture du monde. Il n’y a pas de rupture, il n’y a que dans la tête des modernes amnésiques qu’il y a rupture. Je refuse de m’inscrire dans la rupture, je revendique la continuité sur la perspective historique, bien évidemment. J’ai une relation de l’ordre de « amour/haine » avec la modernité. Sa dimension morale et puritaine m’exaspère. La modernité est un projet achevé. Il y a risque à constater que les disciplines de l’art du design et de l’architecture deviennent avec la finance des vecteurs de la globalisation.
Vous êtes ingénieur, architecte… Vous aimez la vie de chantier, vous faites l’éloge de la main d’œuvre et du compagnonnage. Vous craignez que les savoirs faire disparaissent… Pourquoi ? Comment s’articulent, selon vous  conception  et mise en œuvre ? Le rapport au matériau n’est-il pas ce qui, au fond, unit ces deux pôles ?
On a atteint aujourd’hui un niveau incroyable d’accélération du déclin de perte de savoir faire par le biais hégémonique du minimalisme pour lequel j’ai du mépris, non comme phénomène de style mais comme moteur-accélérateur de la perte des mémoires. L’extase devant la jonction d’un mur blanc avec un sol gris, n’est pas un projet esthétique, n’est pas un projet politique, n’est pas un projet économique et encore moins un projet social. Je pense que nous, les architectes, avons très largement contribué à la destruction des métiers et à la destruction de la mémoire du travail.
En collaborant à cette extase minimaliste, l’on participe aussi, à notre petit niveau de grand prédateur, à la délocalisation des savoirs. Bientôt il n’y aura plus de menuisiers. Aujourd’hui, un vrai menuisier qui sait faire de bons châssis, des fixes, des ouvrants assemblés à noix et à gueule de loup, des beaux détails, de la belle menuiserie, relève de l’exception ! Ce qui me préoccupe aujourd’hui, c’est faire des bâtiments dans lesquels il y a un gros coefficient de main-d’œuvre.
Ce qui me fascine, c’est faire des bâtiments sur lesquels l’intervention de la main-d’œuvre est capitale. Je ne veux pas faire des bâtiments comme on fait de la malbouffe de fast-food. Je veux faire des bâtiments complexes à réaliser représentants un gain en termes de recherche et développement.

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Passerelle en BFUP reliant le toit du MUCEM au Fort Saint-Jean à Marseille.
Architecte Rudy Ricciotti. Tous droits réservés.

 

« Ce qui me préoccupe aujourd’hui, c’est faire des bâtiments dans lesquels il y a un gros coefficient de main-d’œuvre. Ce qui me fascine, c’est faire des bâtiments sur lesquels l’intervention de la main-d’œuvre est capitale. Je ne veux pas faire des bâtiments comme on fait de la malbouffe de fast-food. »

 

Pour notre part, nous travaillons régulièrement à la conception de matériaux minéraux dont l’empreinte environnementale est la plus faible possible. Vos charges contre la HQE recouvrent-elles une pratique qui négligerait les exigences du développement durable ?
Le futur de notre environnement est trop majeur pour le laisser entre les mains agnostiques d’une bureaucratie qui aura perçu l’enjeu de pouvoir sur la cause du développement durable. Si les économies d’énergie reviennent à augmenter l’inflation du bilan carbone pour construire, alors nous allons au désastre. Aujourd’hui les conséquences directes des cibles génèrent hystérie réglementaire et consumérisme technologique accru.
Les conséquences seront inverses aux cibles annoncées.
Le marketing comme le benchmarking dévorent l’intelligence environnementale sans scrupule ni mauvaise conscience. L’architecture « éco » ou « bio » ne peut qu’être développée sur une chaîne courte de production. Elle doit fabriquer du développement économique et social, favoriser la défense d’une mémoire du travail et refuser la délocalisation industrielle. C’est-à-dire accepter de salir in situ et non à des milliers de kilomètres pour un chantier propre chez soi. Elle doit favoriser la recirculation locale de la fiscalité issue des valeurs du travail.

 

« L’architecture « éco » ou « bio » ne peut qu’être développée sur une chaîne courte de production. Elle doit fabriquer du développement économique et social, favoriser la défense d’une mémoire du travail et refuser la délocalisation industrielle. »

 

Il y a plus de 10 ans, nous avons fait le choix d’installer nos labos à Arles, à l’entrée du delta qui vous est cher et nous y sommes bien, même si nous travaillons en fait partout… Vous évoquez  Les Suds, espace de migrations, plutôt que le Sud en précisant : « On ne se revendique pas du Sud par extrait de naissance, mais par un extrait de voyage, par conviction. » Nous nous sentons concernés par ces mots, vous pouvez développer un peu votre pensée sur ce sujet ?
C’est par conviction que l’on se situe au sud et non par crispation identitaire. Les Munichois sont plus méditerranéens que les Grenoblois, du fait qu’ils sont très festifs… Quant aux Bretons, je les trouve assez hystériques, ils sont aussi très méditerranéens !

 

Propos recueillis par Philippe Souchu, documentaliste au Centre de documentation du Lerm. Juin 2013.