Entretien avec Jean-Bernard Datry, Directeur en charge des ouvrages d’art, ouvrages industriels et bâtiments, Setec TPI
Bonjour Monsieur Datry, vous êtes directeur en charge des ouvrages d’art, ouvrages industriels et bâtiments à Setec TPI, et nous souhaitons recueillir votre témoignage sur les cheminées industrielles.
Tout d’abord, pouvez-vous nous dire s’il existe un référentiel de conception propre à ce type d’ouvrages ?
Il y a un référentiel Eurocode cheminées et un certain nombre de documentations techniques assez anciennes, pour les cheminées en acier ou en béton. Les cheminées se font indifféremment dans les deux matériaux.
Quel matériau s’impose, béton ou métal ? Construit-on encore des cheminées en briques ?
Beaucoup de cheminées en briques ont été construites, elles ont entre 40 et 50 mètres de hauteur, et parfois jusqu’à cent mètres.
La hauteur des cheminées est calculée en fonction de la pollution des rejets, de leur évacuation vers l’atmosphère et de la vitesse du flux à l’intérieur.
Ensuite, il y a eu les procédés en béton armé. Le procédé Monnoyer était un procédé en préfabrication béton, comme utilisé pour la cheminée de la mine de Carcassonne, que nous avons été amenés à démolir. Il s’agissait de plaques de béton préfabriqué avec des nervures coulées en place, d’épaisseurs assez fines, de 6 à 8 cm dans la partie haute.
Aujourd’hui les cheminées se font en métal pour des hauteurs de cinquante à cent mètres. De nombreuses cheminées de moyenne portée sont en acier. Au-delà de ces hauteurs, on utilise le béton qu’on coule en coffrage glissant. Elles sont plutôt en béton parce que le poids est un avantage vis-à-vis des phénomènes aérodynamiques.
Cela dépend également des pays où elles sont construites. D’une manière générale, il est plus économique de construire en béton.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le coffrage glissant ?
Ce sont de petits coffrages d’à peu près un mètre vingt de hauteur, qui avancent à une vingtaine de centimètres par heure, ce qui nécessite des bétons extrêmement spécifiques, qui ne doivent pas prendre trop vite, pour qu’il n’y ait pas d’arrachement lorsqu’on déplace le coffrage qui monte en continu. Ils ne doivent pas être trop mouillés non plus, pour pouvoir tenir lorsque le coffrage est hissé grâce à des vérins placés sur des barres scellées. Donc le réglage du béton est très important en coffrage glissant. Il est possible de réaliser des structures de très grandes hauteurs en coffrage glissant, mais à condition de bien régler le béton.
Pour donner quelques exemples d’utilisation du coffrage glissant, nous venons de réaliser les études d’exécution de la tour solaire d’Ashalim, qui n’est pas une cheminée proprement dite, au sens d’évacuation de gaz, mais une tour d’environ 260 mètres de hauteur, avec un diamètre de 35 mètres et des parois de 50 et 30 cm d’épaisseur. Nous avons également effectué, il y a plusieurs années, le doublage du puits du Fréjus (puits de ventilation). Ce puits est une cheminée qui amène de l’air frais en temps normal et crache les fumées en cas d’incendie dans le tunnel. Il a été construit depuis le tunnel jusque dans la montagne, sur une hauteur de 800 mètres en coffrage glissant.
Y a-t-il un recours à la précontrainte pour le choix du béton ?
Non, pas vraiment. Beaucoup de personnes ont essayé, notamment pour des fûts d’éolienne, mais cela ne présente pas de grand avantage par rapport au béton armé. Il faudrait vraiment avoir un élancement très fort pour que la précontrainte soit intéressante. Or, on ne peut pas donner d’élancement très fort parce que la cheminée serait trop souple et rencontrerait des problèmes aérodynamiques. Finalement, dans les diamètres qui permettent d’avoir une stabilité aérodynamique, le béton armé est en général largement suffisant.
Quand on parle de cheminées en béton, il ne s’agit jamais de béton seul, non armé ?
Effectivement. On pourrait jusqu’à une certaine hauteur ne pas utiliser de béton armé, parce que les armatures sont peu sollicitées hormis la base. Peut-être faudrait-il initier des recherches sur des armatures en fibres de verre, personne ne s’y est vraiment intéressé pour l’instant. Ce serait très intéressant.
L‘armature dans un coffrage glissant a deux fonctions : la première est la résistance, mais elle retient aussi le béton à l’avancée du coffrage. Lorsque le coffrage glisse, il entraîne la peau du béton. L’armature derrière, même une grille en fibre de verre, évite au béton de monter avec le coffrage.
Il s’agit donc une technique très utilisée ?
C’est une technique très utilisée à l’étranger. Nous avons réalisé avec ce procédé les pylônes du pont du Bosphore, qui ont des formes plutôt trapézoïdales et font plus de 300 mètres de haut. Nous avons également effectué en Italie des piles de ponts en coffrage glissant. Pour la tour solaire d’Ashalim, nous avons travaillé avec l’entreprise Gleitbau, une société autrichienne, qui peut réaliser du coffrage glissant dont la géométrie est modulaire.
D’ailleurs assez paradoxalement, cette technique a été retenue pour les noyaux de l’immeuble de grande hauteur qu’est le Tribunal de Paris, que nous avons réalisés. En effet, en France cette technique est pénalisée par les règlements parce que nous sommes obligés de considérer qu’une partie du béton ne travaille pas ; on dit que la peau ne travaille pas, donc ça réduit l’épaisseur mécanique. C’est dommage. C’est une bonne technique pour les cheminées, car c’est répétitif et cylindrique, ou, au pire, tronconique.
Pour les ingénieurs matériaux, cela demande une bonne maîtrise du temps de prise du béton, une très belle mise au point de ce matériau. Le béton est coulé en continu, nuit et jour sans s’arrêter, avec une vitesse d’entre 20 et 24 cm/heure. C’est en général le ratio du coffrage glissant.
Quelle autre technique utilise-t-on ?
Le coffrage grimpant ou auto-grimpant, c’est-à-dire un coffrage que l’on décale par levée de quatre mètres, est utilisé pour le béton. En ce qui concerne les cheminées en acier, il s’agit de tôles raidies, moyennement épaisses, avec des raidisseurs régulièrement espacés. Les raidisseurs sont des cerces horizontales. Ces cheminées sont souvent doublées, la fumée ne circule pas dedans mais dans une gaine à l’intérieur. Le tube en acier est donc le tube porteur qui comporte un ou plusieurs conduits de fumées qui eux, n’ont pas de résistance mécanique.
Y a-t-il également un conduit à l’intérieur des cheminées en béton ? En matériau réfractaire ?
Les cheminées en béton modernes ont souvent un double chemisage ce qui n’est pas le cas des cheminées anciennes. Il peut y avoir des matériaux réfractaires, à cause de la température du gaz à l’intérieur. Les cheminées sont soumises à de très gros gradients thermiques, en raison de ce qui y circule. Cela dépend de la température des fluides à l’entrée de la cheminée, mais c’est ce qui fait le tirage. Comme il s’agit de gaz chaud, il monte naturellement. Les cheminées sont souvent doublées et les tuyaux calfeutrés, c’est-à-dire qu’à l’intérieur se trouve de la laine de roche, matériau isolant.
Quelle est la plus grande difficulté à prendre en compte lors de la conception ?
L’élancement, caractéristique de la cheminée, implique également de prendre en compte certains phénomènes. En général ce sont des élancements entre le 10 et le 12ème, sauf tour spécifique qui ne serait pas vraiment une cheminée.
La plus grande difficulté vient du calcul au vent. Outre bien sûr, la stabilité et la turbulence, le phénomène auquel on cherche à échapper, est surtout l’échappement tourbillonnaire. Les tourbillons de Karman créent des sollicitations perpendiculaires à la direction du vent. Si le vent souffle dans une direction, la cheminée est sollicitée de manière perpendiculaire au vent. Ces décrochements, phénomènes bien connus des avionneurs, ont été révélés par Von Karman, ingénieur allemand aérodynamicien. Cela provoque des instabilités, et donc de la résonance.
Les effets des détachements tourbillonnaires se rencontrent aux basses vitesses, c’est-à-dire entre 8 et 12 mètres/secondes à peu près, quand le vent décroche de la cheminée. Quand la vitesse est plus importante et que le vent est plus turbulent, ces phénomènes disparaissent. Ils se rencontrent donc pour des vents plus quotidiens que les vents de tempête.
Ces oscillations générées perpendiculairement à la direction du vent se produisent sur toutes les structures élancées. L’Eurocode permet de calculer ces effets, grâce à des formules qui existaient bien avant l’Eurocode dans la littérature. Et quand on ne sait pas le faire, on les identifie en soufflerie.
Quelles sont les remèdes à ces effets d’oscillations ?
Les mesures correctives que nous mettons en place consistent en général à poser des ailettes le long des cheminées. Il s’agit de la correction la plus efficace. Ces petites ailettes disposées souvent en hélices permettent que le vent ne soit plus laminaire au voisinage de la cheminée, donc la turbulence des détachements tourbillonnaires disparaît. C’est un phénomène bien maîtrisé par les spécialistes.
Sur les cheminées en acier qui elles, sont très minces et n’ont donc pas un rapport de masse satisfaisant, nous sommes obligés d’installer des amortisseurs dans la partie haute, c’est-à-dire des masses suspendues et amorties.
En quoi consistent les essais en soufflerie ?
Ces essais sont réalisés sur des maquettes entre le 200ème et le 150ème qui sont posées sur une balance dynamométrique. Les efforts au pied de la tour sont alors mesurés. Cela nous permet de déceler les vitesses d’instabilité.
Les vitesses de vents sont définies par des statistiques issues des mesures d’aéroports. Nous établissons sur chaque site une rose des vents. Nous recherchons la vitesse critique des vents, du diamètre, de la hauteur et de la masse de la cheminée.
Plus la cheminée est haute, plus on s’intéresse à ces phénomènes aérodynamiques.
Les essais en soufflerie nous permettent également de juger de l’efficacité des corrections mises en place.
Quels sont les autres paramètres pris en compte lors de la conception – hauteur, stabilité sous vent, agressivité des fumées ?
La résistance au basculement intervient avec la vitesse de vent maximale, la turbulence, le coefficient de trainée maximal. Nous profitons des essais en soufflerie pour mesurer aussi ce facteur, mais ce sont surtout les instabilités que nous traquons.
L’agressivité des fumées dépend du revêtement intérieur, si la fumée est directement dans le béton ou bien si elle circule dans un tuyau. Mais en fonction de la composition chimique des fumées, il peut se trouver dans les cheminées modernes une tubulure en inox à l’intérieur qui protège le béton.
La vitesse d’un fluide dépendant aussi de la section, plus la section est petite, plus le fluide va vite, et plus il monte haut. Certaines cheminées comportent même des ventilateurs qui accélèrent la vitesse du fluide. Cela évite de construire une cheminée haute, en s’assurant dès la conception que le panache de fumée montera par exemple une vingtaine de mètres au-dessus de la cheminée.
Le recours à l’haubanage est-il répandu ?
Des cheminées métalliques peuvent avoir de l’haubanage, avec deux étages de haubans. C’est relativement compliqué à calculer, il faut compter avec la détente des haubans. Il existe même des conceptions de cheminées en métal articulées en pied et complètement haubanées.
L’haubanage ne se fait pratiquement pas pour les cheminées en béton.
Prévoit-on un monitoring de surveillance dès la conception de la cheminée ?
Des anémomètres tridimensionnels sont installés en haut des cheminées pour mesurer la vitesse du vent, ainsi que des accéléromètres, pour la mesure des mouvements de la cheminée. Les progrès de l’informatique permettent d’avoir des systèmes de capture en continu de données mais encore faut-il pouvoir les exploiter.
Quelles sont les différentes formes des cheminées ?
Elles sont soit cylindriques, soit tronconiques, soit à la fois tronconiques et cylindriques, c’est-à-dire avec une base en tronc de cône (patte d’éléphant) avec un cylindre au-dessus. Mais évidemment tant qu’il est possible de les construire en forme cylindrique, on le fait parce que c’est plus simple. Que ce soit en métal ou en coffrage glissant, c’est un processus répétitif.
La particularité de la tour d’Ashalim est qu’elle est à la fois rectangulaire et cylindrique, parce qu’il fallait entrer le four à l’intérieur, qui est d’une hauteur de 50 mètres. A l’intérieur de ce four solaire, de la vapeur d’eau est créée, qui redescend par les tuyauteries. Elle permet, après un passage dans une turbine, de créer de l’électricité. C’est la tour solaire la plus haute du monde.