Entretien avec Cédric Avenier, Enseignant chercheur au Labex AE&CC (Architecture Environnement & Culture Constructive) à l’ Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Grenoble (ENSAG)
Votre sujet d’études et de recherches est le béton, plus particulièrement la fabrication, la restauration et la mise en œuvre du béton, du 19ème siècle à aujourd’hui.
Vous avez écrit « Béton : les mots et les choses », vous vous intéressez donc à la question des appellations, que pouvez-vous nous en dire ?
J’ai travaillé plus particulièrement sur ce sujet pour la période du 19ème siècle.
La sémantique a beaucoup évolué, de l’Antiquité à aujourd’hui bien évidemment, mais la sémantique antique et médiévale, savante ou latine d’un côté, et vernaculaire de l’autre, est extrêmement importante dans les appellations.
En effet, au 19ème siècle, les mêmes mots ne veulent pas dire les mêmes choses selon qui les emploie.
Mais plus encore, le signifiant culturel que les mots détiennent nous permet de comprendre la mise en œuvre même des bétons.
Pourriez-vous nous en donner un exemple ?
Le terme béton vient de « bestourné », mot médiéval et vernaculaire qui signifie mauvaise terre, terre de construction ; c’est un terme utilisé lorsqu’on ne se sert pas de la pierre.
Il est utilisé par les paysans puis par les maçons paysans au 19ème siècle. Lorsqu’on redécouvre le « secret des romains », invention commerciale, les maçons continuent d’employer le terme de béton : béton de terre, béton de chaux puis bétons de ciments.
Mais béton n’est pas vendeur au 19ème siècle, car les architectes et maîtres d’ouvrages, de culture classique et académique, se méfient du béton des maçons, un matériau traditionnellement réputé de mauvaise qualité, d’autant que les bonnes chaux son rares, et parce que l’on veut encore utiliser de la pierre de taille.
Des inventeurs et constructeurs, tel François Coignet, déposent des brevets pour les bétons, mais, outre que la culture du brevet ne marche pas chez les maçons, le terme n’est pas du tout vendeur. En Allemagne ou aux Etats-Unis, cela fonctionne mieux car le mot béton est inconnu. En France, on doit conserver la présence du terme pierre, comme dans pierre factice.
Le terme béton va prendre de l’importance à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle, avec les règles de calcul et quand il est adossé au mot « armé », dans l’expression « béton armé ». Cette fois il véhicule l’idée de robustesse.
Béton est alors rapidement utilisé dans le monde entier, excepté en Italie où les 2000 ans d’histoire font prédominer le terme « calcestruzzo ». Excepté également en Angleterre qui choisit le terme de « concrete » car il n’était alors pas envisageable d’utiliser un mot français.
Et qu’en est-il du terme ciment ?
Le mot ciment est un terme antique, mais pour les Romains il ne désigne pas le liant. « Caementum » fait référence à la pierre de déchet de carrières, aux morceaux de briques, et il est utilisé dans l’expression « opus caementicium », pour designer un appareil constructif, nous pourrions dire aujourd’hui un béton de chaux, fait avec ces caementa. D’ailleurs les Romains utilisaient de la chaux hydraulique, pas un ciment au sens moderne, et c’est pour cela que les scientifiques de culture classique, tel Vicat, utilisent le terme « chaux » pour designer les chaux naturelles ou hydrauliques, et même éminemment hydrauliques, et jamais « ciment ».
Au XIXème siècle, un glissement sémantique s’établit donc. Les entrepreneurs ne connaissant pas le latin, parlent de ciment romain pour qualifier un nouveau liant, une chaux éminemment hydraulique ; que l’on nomme aujourd’hui ciment naturel à prise rapide ou prompt. Pour des raisons commerciales, il est aussi évidemment avantageux de faire référence à un éventuel secret des Romains. Vicat s’oppose en vain à cet usage impropre du mot ciment.
Les maçons remplacent donc leurs bétons de terre pisée par des bétons de chaux puis de chaux éminemment hydrauliques ou ciments naturels et passent dans le langage du béton de pisé au béton de ciment puis bétons armés. Les ingénieurs passent de ciment à ciment armé puis béton armé.
Ce glissement fait encore comprendre les modes constructifs du XIXème siècle. Jusqu’à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, les maçons et même Auguste Perret, font des bétons peu mouillés et damés. Parce que les maçons dament, compactent, la terre.
Cela nous permet ainsi de comprendre certaines pathologies.
Les ciments naturels sont en revanche peu utilisés dans les bétons armés parce que la prise est tellement rapide qu’on ne peut pas les mettre en œuvre. Il faut attendre les ciments artificiels à prise lente pour faire du béton armé.
Parmi les appellations qui ont cours, on peut noter celles de ciment naturel et de ciment artificiel. Que recouvrent ces termes ?
Il a existé une culture des matériaux fondée sur la qualité naturelle de la matière première, pour la chaux notamment. Les cultures antique et médiévale apprécient le calcaire pur, la blancheur comme garant de la qualité. Or c’est l’inverse, c’est le côté bâtard du produit, l’argile présent dans calcaire, qui fait la qualité de l’hydraulicité, entre autres, et donc la qualité du produit. Les Romains compensaient avec les briques pilées et la pouzzolane, pas l’Europe du nord médiévale qui s’est fourvoyée pendant des siècles.
Les chaux naturelles, les ciments naturels étaient donc renommés selon leur lieu de provenance. Par exemple, les chaux de Senonches, les ciments de Grenoble, de Vassy, de Pouilly étaient très réputés. En effet, ces filons, à l’état naturel, étaient extrêmement longs et réguliers. Les cimentiers protégeaient les noms comme une AOC.
D’un autre côté, les ciments artificiels, obtenus par corrections artificielles comme les ajouts de calcaire ou d’argile à une gangue originelle irrégulière, n’étaient utilisés que par les Ponts et Chaussées. Ils étaient chers étant donné le process de fabrication plus complexe, mais ils garantissaient une grande régularité, une fiabilité, autant qu’une quantité inépuisable du même produit, conditions particulièrement importantes pour réaliser un ouvrage d’art.
Les ciments naturels étaient à prise lente ou à prise rapide. En général, ils étaient à prise rapide et on les surcuisait pour obtenir une prise lente. On pouvait alors les appeler, à la fin du 19ème siècle ciments Portland naturel. Portland a longtemps désigné le ciment à prise lente et surtout le ciment de couleur grise.
Il existe très peu de ciments artificiels à prise rapide (quelques-uns à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, comme le super Flambeau, utilisé pour refaire des pistes d’aviation en une nuit pendant la guerre ou la tour Perret de Grenoble durant l’hiver 1924-1925). Il commence à y avoir des ciments à prise lente, vers 1860, après la découverte du clinker par Vicat et avec l’apparition des fours rotatifs qui permettent d’atteindre les 1450° c nécessaires.
Le terme « artificiel » était donc apprécié par les Ponts et Chaussées. Le terme naturel avait la valeur ajoutée du produit local, de la carrière qui donne la qualité au ciment, pour les maçons et les maîtres d’ouvrages privés.
A Grenoble, on a qualifié les ciments naturels de « prompts », jamais de « ciments romains », probablement grâce à l’omniprésence de Louis Vicat. Aujourd’hui, on parle de ciment naturel prompt ou ciment naturel à prise rapide. Pour communiquer, « naturel » prend une seconde acception plus écologique, qui va au-delà du process de cuisson d’une simple pierre ayant naturellement la bonne composition pour réaliser du ciment. Néanmoins, le fait est que ce produit naturel, une gangue simplement cuite en four droit entre 900 et 1100•c, est plus écologique qu’un ciment courant.
Par ailleurs, le terme artificiel, autrefois, gage de régularité et de pérennité, véhicule aujourd’hui la notion de fabrication polluante.
Les normes et les produits évoluent, la sémantique avec.
Et la dénomination Portland ?
L’expression « le ciment de Portland » arrive au tout début du 19ème siècle en Angleterre, par Joseph Aspdin, briquetier de Leeds, qui fait des chaux éminemment hydrauliques. Il dépose un brevet en 1824 car son ciment n’est pas ocre comme les autres ciments naturels en Angleterre, mais de la même couleur que la célèbre pierre grise de Portland, et cela lui permet de se démarquer du terme « ciment romain » utilisé par ses concurrents.
Les ciments artificiels gris ont repris ce nom de Portland, d’abord dans le monde anglo-saxon puis en Europe.
Cela a fait croire par la suite que le ciment courant, gris, artificiel à prise lente, avait été inventé par Aspdin dès 1824.
Quel est le rôle et l’importance des normes ?
Ce qui m’interpelle particulièrement, c’est le rôle primordial des entreprises dans la normalisation. Dès la fin du 19ème siècle, l’armée et la commande publique proposent des normes mais le développement des produits et des systèmes constructifs dépend des entreprises ; qui sont encore au centre de la circulaire de 1906.
L’après-guerre de 1914 est donc la grande période du développement du béton armé. On ne construit plus d’ouvrages en pierre de taille et le béton est un matériau très efficace. A la fin du 19ème, le béton armé est présent dans les ouvrages industriels mais après la guerre, tout est en béton armé.
Si l’on regarde la problématique du BFUP à la fin du 20ème siècle et début du 21ème siècle, elle est similaire à celle du béton au 19ème siècle. Il est difficile pour la maîtrise d’ouvrage de faire confiance à des produits qui ne sont pas normés, sans retours d’expériences et dont le coût de la mise en œuvre est cher car elle n’est pas courante. Les premiers ouvrages en BFUP, inventés pour les Ponts et Chaussées, ont donc d’abord été utilisés pour de petits objets, préfabriqués, comme les éléments de mobilier.
Il en a été de même pour le béton armé, d’abord utilisé pour réaliser du mobilier de jardin. Il faut 1 ou 2 générations d’essayistes pour révolutionner un système constructif dans le bâtiment.
A l’avenir, l’architecture verra probablement le retour des pierres factices, comme au 19ème siècle, excepté ce sera des éléments de béton en BFUP préfabriqués et normés. C’est la future concurrence de l’acier, si le coût des coffrages arrive à diminuer.
Quel a été l’apport de la maîtrise de la fabrication du ciment ?
Le ciment au 19ème siècle a été la libération du maçon.
Les entrepreneurs de maçonnerie étaient contraints par les carrières et les tailleurs. Le chantier démarrait avec un type de pierre, et devait être terminé avec la même pierre. Le chantier durait plusieurs années, les carriers et les tailleurs pouvaient faire grève – certaines grèves ont été célèbres-, et le chantier était arrêté. Les prix des pierres augmentaient et les maçons étaient contraints d’adapter les leurs.
Avec l’arrivée du ciment, on a pu construire des murs en pierre factice de ciment moulé, c’est-à-dire que le système constructif ne change rien pour le maçon dans sa mise en œuvre, et les pierres étaient toutes calibrées et moins chères. En outre, le maçon pouvait se fournir chez l’un ou l’autre des cimentiers concurrents, par conséquent il ne dépendait plus du même fournisseur.
Les pierres factices n’ont même rien changé pour les architectes qui continuaient de concevoir des édifices selon leurs cultures académique de la pierre de taille. Le ciment a posé un problème de concurrence pour les carriers et les tailleurs de pierre mais pas pour les maçons ni pour les architectes.
A découvrir
Joseph Abram, Cédric Avenier, Fabrice Bardet et al., Sacré béton ! : fabrique et légende d’un matériau du futur. – Libel éditions, 2015, 208 p.
Cédric Avenier. Béton : les mots et les choses. Sacré béton ! Fabrique et légende d’un matériau du futur, Chap. 1, 2015. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01872692